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Mon ami Fépaloff (car je lui suppose le même patronyme qu’à son frère) écrit encore :

Vous lui direz exactement ceci : « la page 428 est arrachée ». D’accord ?

D’accord, fait mon menton soulevé et abaissé à deux belles reprises.

Mais le visiteur du soir est un inquiet.

Ecrivez pour mieux mémoriser, je vous prie !

Il retourne son carnet et me présente son pauvre crayon. Sans une ombre d’hésitation je trace les mots qu’il attend, à savoir :

Yuri Fépaloff, Conflans-Sainte-Honorine. La page 428 est arrachée.

Alors il opine chaleureusement et me met la main sur l’épaule dans un geste spontané de gratitude exemplaire. Puis il froisse les feuillets écrits et aussi ceux, encore vierges, qui ont servi de support, va les déposer dans le lavabo et craque une allouf. Belle et brève flambée. Le méchant papelard se biscorne, noircit, cendre. L’homme fait couler longuement l’eau chaude pour entraîner les résidus dans la tuyauterie. Il paraît rasséréné.

Me tend une large main, avec des poils, encore des veines bleu-bite, des cicatrices blanchâtres, des ongles carrés et noirs.

Je la lui serre et agite mon cher chef avec énergie, bien lui rassurer les anxiétés, ce brave homme, lui donner muettement, mais avec force, l’assurance que sa commission sera faite.

Il va ouvrir la porte, se vaseline dans le couloir. Adios, amigo !

Je relourde sans bruit. Mentalement, me répète les indications fournies par le chauffeur : « Yuri Fépaloff, Conflans-Sainte-Honorine. La page 428 est arrachée. » Pas dif’ de s’arrimer ça dans le cigare.

Je me dirige vers la fenêtre et l’ouvre en grand. Je guigne la sortie du Popoff.

Il s’arrache de l’hôtel d’une allure traînante pour gagner la grosse voiture noire à bande grise stationnée sur le parking plein de cars. Je vois sortir deux malabars de l’ombre. Des colosses aux épaules rembourrées par leurs mamans. Ils portent, l’un une casquette antédiluvienne, l’autre un feutre qui fait songer à celui de Pinuche. Ils disent deux trois mots brefs à mon pote et le poussent dans la tire. Le mec à casquette s’installe au volant, celui au chapeau prend place près de mon visiteur.

M’est avis que ça va être sa fête.

Et qui sait ? Peut-être aussi la mienne par la même occasion ?

CHAPITRE III

Le sommeil du juste, ça n’existe pas.

D’ailleurs y a pas de justes.

Et pas de justice non plus.

On est des pauvres mecs pattouilleurs, aux prises avec d’autres pauvres mecs. On passe son temps, les uns, les autres, à se faire du contrecarre, des croque-en-jambes, des coups fourrés. On se délate, on se brime, on se tue à qui mieux mieux.

Le gros Jumbo, quand il décolle, il te bouffe l’oxygène de Paris pour plusieurs jours ; personne ne s’en soucie. Les hommes, kif, te pompent l’air d’une décade en trois répliques malséantes, en deux ragotages perfides. Et on passe outre. On rit chétif, on rit peureux pour se faire pardonner la saloperie qu’ils viennent de nous balancer plein cadre.

Moi, j’ai décidé d’en rire un grand coup, à tout jamais. Qu’ils m’enculent si ça leur chante : un fion n’est qu’un fion. Qu’il soit un peu plus large, ça t’empêchera pas de décrocher des médailles ; au contraire, ça facilite le transit. On devrait même apprendre aux enfants, les prémunir par des exercices appropriés. Qu’ils s’asseyent sur des bâtons d’agent, puis sur des battes de baise-bol pour se faire un pot d’échappement adapté aux circonstances ; sur des bittes d’amarrage, sur l’obélisque de Louxor, une fois passés pros. Plus ils auront le rond confortable, au mieux ça se passera pour leur avenir, leur vécu. On se laisse verger à tous les coins de rue, sous toutes les portes cochères, dans les antichambres, à la télé, à poil ou en tenue de gala. Mais t’inquiète pas, Nestor, t’aurais tort ! Faut jamais regimber des miches. Autrefois, on pouvait s’indigner, désormais c’est plus possible, plus permis. La soumission pleine et entière.

Quéque chose me dit que ces lignes ne seront jamais publiées. Y aura les fusées avant. C’est du peu au jus, de l’imminent.

Ils s’en foutent, se rassurent de rien, mes petits frères bien-aimés. Ils veulent pas le savoir. Haussent leurs maigres épaules. Non, non, tout va bien. Y ajuste quelques voyous de trop dans le métro, des molesteurs de petits vieux sans importance, et puis ces impôts de chiasse ; sinon, lèche-moi bien sous les burnes pendant que je lis mon V.S.D., Paris-Match, Jour de France. La paix des profondeurs, ils la possèdent.

Et puis un de ces petits matins de d’ici pas longtemps, tu vas voir ce badaboum ! l’ami. Tchlac tchlac ! Deux coups les gros. On aura le Don des Cosaques ! Les points stratégiques en semoule ! Les chars à étoiles place de l’Etoile. Le beau bivouac ! Ils feront chauffer leur bortsch sur la flamme sacrée. Et mes petits potes, crédulés soudain, courront à toute pompe se faire inscrire à la permanence, place du Colonel-Fabien, avec effet rétroactif si possible, l’intention y étant depuis toujours, simplement ils avaient péché par négligence, faut comprendre.

Moi je les sais bien, mes très chers frères. Ce qu’ils disent, ce qu’ils font. Leur comportement en toutes circonstances pour s’arracher à la mémerde. Le brio qu’ils déploient. Parfois, je les trouve admirables dans la veulerie, la sodomie processionnaire. Des maîtres, des ès, des fulgurants de la reconversion. Paris vaut bien une fesse !

Et donc, ma pomme, à l’hôtel Bofstrogonoff de Moscou, au lieu de pioncer à tête reposée, je somnole seulement.

J’aime pas tout ça. D’abord la visite de Fépaloff, et puis comme il a été rectifié vite fait en me quittant. J’attends une suite, tu piges ? Normal. Même toi, si tu étais à ma place, tu te gafferais que l’historiette n’est pas terminée. Impossible ! D’ac, je suis une sorte de plénipotentiaire occulte et j’ai droit à la divine protection. Mais pardon, oh ! oh ! ils veulent savoir ce dont il m’a fait part, le gros chauffeur. Peut-être qu’il le leur aura dit « spontanément », va savoir. Une crise de conscience, quand t’as des techniciens autour de toi, elle t’arrive sans crier gare, ni train, ni rien du tout de ferroviaire.

Et bon, bouge pas, fils. En admettant que Fépaloff se soit mis à table, ils voudront en avoir le cœur net.

Et me voici tout à fait éveillé, la moulinette pleine de gambergeries en vrac.

Pourtant la nuit passe sans incident. Lorsque les premières lueurs de l’aurore filtrent entre les rideaux, je me mets à en écraser pour tout de bon, rêves délicats à l’appui. Je me vois dans un grand jardin ensoleillé, plein de fleurs et de ramages d’oiseaux. Une belle jeune fille, style Ophélie, sort de derrière un temple d’amour, simplement vêtue de la rose qu’elle tient à la main, ce qui la fait ressembler au président Mitterrand dans la crypte du Panthéon, le jour de ses noces avec la France.

Elle vient à moi, s’assoit sur mes genoux qui prennent un « x » au pluriel, passe son bras parfumé à mon cou. Elle sent le bouquet d’aubépine. La mienne frétille, d’abord comme un gardon, puis comme un brochet de trois livres.

La sonnerie du bigophone me fait déjanter. Je retrouve la chambre d’hôtel, claire et propre dans la pénombre.

Je lumière pour regarder l’heure : 9 plombes ! Tu parles d’une mayonnaise de dorme que je viens de me payer ! Comme la sonnerie continue de strider, je décroche. Une voix féminine me dit en anglais qu’on va me parler. Il se produit une légère série de clic clic clic. L’organe du camarade Gériatrov retentit, pimpant. On a dû lui bricoler deux ou trois transfuses dans la nuit et le gaver de cortisone à son petit déjeuner, car il semble vachement branché, le vieil homme. A moins qu’on ait fait une vidange-graissage à son convertisseur ?