— Cher commissaire, me dit-il, je crois savoir que vous allez prendre l’avion de 16 heures pour Paris ?
— Si fait, Excellence.
— J’ai une bonne nouvelle pour vous qui, je l’espère, vous consolera de la petite déception qu’on vous a infligée hier concernant votre proposition d’échange.
Je me ramone la gargane pour clarifier mes ficelles. Le coup fourré que je redoutais m’a l’air de se présenter différemment. Je m’attendais à une visite brutale et c’est le gazouillis du père Gériatrov qui se produit.
— De quoi s’agit-il, Excellence ?
Je m’efforce de donner à ma voix ces mâles accents qui font si bien dans notre hymne national, mais l’inquiétude y perce malgré tout.
— Mlle Katerina Ivanovna Sémonfieva nous a transmis votre requête et nous y avons fait droit, elle est donc autorisée à se rendre en France avec vous. J’espère que vos relations connaîtront un plein épanouissement, cher ami. Tous mes compliments. J’ai été ravi de vous connaître.
Il raccroche.
Tu sais ce que c’est qu’un congre, hein ?
Mais sais-tu ce que c’est qu’un abrutigre, qu’une tête de nœudgre, qu’une figure de fessegre ?
Eh bien tout ça, c’est moigre, mon amigre. Moigre, le commissaigre San-Antoniogre !
Un qui rase (gratis) les murs de l’aéroport, c’est bien le fils unique (en son genre) de Félicie.
Ces feintes à jules, très peu pour moi ! La perspective de convoyer une tante russe à Paris ne me chaut pas le moindre. Mais, tout compte fait, il se dit, l’Antoine, qu’après tout, si la fausse Katerina prend le même zinc que bibi, c’est ses oignons à elle, non les miens. Je ne suis même pas tenu de lui proférer la parole en cours de voyage.
Je souscris aux formalités d’enregistrement, puis de police et de douane, et tout se déroule sans anicroche. On ne me demande même pas d’ouvrir ma valdingue et les coups de tampons pleuvent sans même qu’on eût glissé une main dans ma poche ni un doigt dans mon rectum. Je défrime les voyageurs dans la salle d’embarquement : pas de Katerina. L’heure de l’appel vient sans que je l’eusse aperçue.
Revigoré, je me laisse entraîner jusqu’au Tupolev du retour. Un vent léger agite les biroutes et les drapeaux. La perspective de retrouver m’man ce soir m’est un baume. Elle m’attend et je sais déjà le menu, mais ne compte pas sur moi pour te le révéler, on a droit à avoir une vie privée, non ?
Nous prenons place dans le zinc de l’Aeroflot. J’ai le siège 44.
Je parcours l’allée centrale (impossible de se gourer, y en a pas d’autres) jusqu’à mon siège. Une fois à destination, mon sang ne fait qu’un tour de piste.
Mlle Katerina est déjà installée. Elle porte un tailleur bleu marine et un chemisier vert, elle lit la Pravda, ce qui est plus bref que de lire Le Monde car ce journal ne comprend pas plus de huit pages, et encore en avait-il seulement quatre la dernière fois que je l’ai acheté. T’ai-je précisé qu’elle occupe le siège No 45 ? Non ? Eh bien voilà qui est fait.
Je file mon lardeuss dans le porte-bagages et m’assieds sans la saluer.
Rien qui ne me casse autant les testicules que les « insisteurs ». Le type ou la typesse qui s’impose est digne du peloton d’exécution. Je pige mal la démarche de la « môme ». Pour quelle raison me colle-t-elle aux noix, cette fausse nana ? Nos amis soviétiques ont d’autres manières d’observer un quidam que de lui imposer un ange de compagnie. S’ils sont inquiets, depuis la visite de Fépaloff, ils peuvent prendre d’autres mesures plus subtiles. Donc, tout cela ressortit à un plan. Lequel ? Attendre et voir, comme disent les frères Lissac.
Katerina continue de lire pendant l’envol. Garde je me bien de l’importuner, Ninette. On décolle superbe, d’un élan souple et fort. Bye-bye, Moscou !
J’adresse une pensée émue à Homar Al Harm Oriken, lequel, pauvre biquet, doit se payer force tracasseries avec certains messieurs dont la réputation ne repose pas sur le poil à gratter ni le fluide glacial. Et de même je songe au gros chauffeur, sa visite nocturne ne cesse de me turluzober. Fut-elle réellement une initiative personnelle, ou bien s’intègre-t-elle dans ce plan mystérieux qu’on ourdit à mon encontre ? Questions sans réponses.
Les hôtesses s’affairent aimablement et je me laisse aller à écluser de la vodka.
Katerina s’est endormie. Les réacteurs réactent, le temps passe.
Je regagne l’amère patrie en ayant accompli ma mission, et pourtant, en moi se développe une vilaine impression, celle d’avoir été joliment floué. Le travelo dont je sens le coude contre le mien pourrait sans doute me donner la clé du mystère, mais il ne le fera pas. Alors force m’est de ronger mon frein à main.
Quelques heures plus tard, nous nous posons à Paris. Katerina et moi n’avons pas échangé une seule parole.
Fouler le sol de France, quelle volupté !
Les douaniers qui me reconnaissent me virgulent un sourire, mes confrères de la police un salut discret.
Je dégage rapidos après avoir donné mon ticket de bagages à un préposé placé là pour rendre service à des fonctionnaires huppés. Il me fera livrer mes luggages à la Maison Pébroque où je les trouverai demain. Je trace jusqu’aux parkings pour récupérer ma guinde.
Putain, ce que je respire en grand ! A croire que je voyageais avec des mini-poumons et qu’on m’a restitué mes vraies éponges à l’arrivée.
Personne ne me file le train, Katerina est restée dans le flot des voyageurs et se farcit encore les formalités d’entrée tandis que je turbose sur l’autoroute.
La nuit est comme je l’aime, tiède, avec des lumières. Je mets toute la sauce jusqu’à Saint-Cloud.
Quand j’aperçois notre pavillon, ça remue-ménage dans ma boîte à outils ; plus l’urbanisme le bouscule de ses tentacules, plus il devient mignard. Elle est microbe, la maison, coincée entre des ensembles orgueilleux, où l’architecte a chié du marbre blanc aux quatre points cardinaux. Ne reste plus, à nos côtés, que la carrée de notre voisin, celui qui héberge des Portugaises (c’est gentil d’être velues).
Ces deux constructions d’un autre âge semblent paumées dans le déferlement de béton. Je me gaffe bien que c’est du peu au jus pour nous. Déjà les promoteurs nous cassent les roupettes, comme quoi ils ont des proposes mirifiques à nous exposer. De la résidence quatre étages en nos lieu et place. On aurait droit à un appartement avec terrasse ; garanti sur le contrat de vente, ou bien du rez-de-chaussette, si on préfère, avec jardinet « privatif ». C’est le mot juste. Privatif, en effet. Je l’imagine, ma Félicie, au milieu de ses huit mètres carrés de pelouse, à l’ombre du sapin bleu, à écosser les petits pois.
Je sais bien que c’est inéluctable, qu’on ne peut pas freiner avec juste le pied dans les descentes vertigineuses. Malgré tout, on résistera jusqu’à bout d’arguments, de papiers recommandés ! Ça ne va pas dans le sens de l’histoire, mais nous, avec la Féloche, on préfère l’histoire ancienne avec ses vermoulances et son odeur de fleurs fanées.
Je me précipite en direction de ma crèche bénite, que j’en ai déjà les bras en tentacules à la perspective d’étreindre ma chère vieille chérie. La télé marche plein tube, programmant un air de guitare. Des voix ibériques font « Olé ! Olé ! » et des claquements de paumes ponctuent, avec cette sécheresse pleine de résonance qui n’appartient qu’aux mains espagnoles ou à celle de Gérard Barray, quand il se met à séviller avec sa Thérésa. Tagada tatata dagada dagadagada…