Je pousse la lourde et suis surpris du nuage de tabac qui flotte dans le couloir. Comme si le volcan Davidoff venait d’entrer en « irruption », comme dit Béru.
Trois enjambées m’amènent au livinge. Et qu’asperge ? Une demi-douzaine d’Espagos bivouaquant sur notre territoire : trois hommes, trois dames, parmi lesquelles Conchita, notre dernière bonne. L’un des hommes joue de la guitare sèche, mais son gosier ne l’est pas, si je m’en réfère aux bouteilles de Chambertin vides alignées sur le plancher, MON Chambertin, siouplaît, je le reconnais comme je te vois ! Une potesse à la Conchita danse sur la table un flamenco de toute beauté, tandis que les autres castagnettent aimablement, tapoti tapota dagadagada ta ta…
Bonne ambiance, les mecs !
Mon arrivée fait crever la fête comme le ferait un incendie. La gonzesse qui trémousse du fion reste piquée tel un épouvantail ; ses potes gardent les mains écartées comme une assemblée de pêcheurs en train de se raconter leurs dernières prises ; y a juste le guitariste sec, à demi pâmé, qui continue de branler son instrument, la tête penchée sur le côté, les yeux clos, que tu croirais qu’on est en train de lui organiser une petite pipe affectueuse.
De Félicie, point !
Dans ces cas-là, moi je suis le premier gêné. J’ai rien d’un père fouettard. Pour un peu, je m’excuserais de troubler la fiesta et je descendrais leur chercher d’autres boutanches à la cave.
Conchita s’avance courageusement à mon devant. Elle est bien élevée et fait les présentations : le cousin Gonzales, avec sa femme Maria ; son ami Angel ; la sœur et le beau-frère dudit Manuel, et Concertation Rondibez.
Je distribue des poignées de main, mais alors à poignées, et même à poignets.
— Où est ma mère ? demandé-je à Conchita.
Elle ouvre des vasistas larges comme les lourdes du Grand Palais.
— Mais elle est partie vous rejoindre, déclare la soubrette.
Mon cœur devient kif un os de seiche (plus sèche encore que la guitare). A travers le nuage de fumée, les frimes brunes se mettent à ressembler à une fresque de Jérôme Bosch.
— Me rejoindre où ça ?
— Mais… en Russie !
— En Russie ?
— Elle est partie ce matin avec Toinet. Elle était tout heureuse.
Je me fais la réflexion suivante : Conchita parle très bien notre dialecte et son accent est délicieux ; comme quoi, dans les pires instants, l’esprit conserve une certaine indépendance. Il subsiste toujours une distanciation entre l’événement, quel qu’il soit, et notre pensée profonde.
Maman et Toinet sont partis pour la Russie. La phrase de huit mots assez brefs pèse cent dix-huit tonnes, mais ne m’empêche pas de trouver que la bonne manie bien le français. Cela dit, il va falloir tout de même se consacrer à l’événement.
— Venez par ici, Conchita !
Je l’entraîne dans la cuisine d’où elle ne devrait logiquement sortir qu’en cas de force majeure.
— Vous allez tout bien me raconter, Conchita, en détails, vous voyez ce que je veux dire ?
Elle voit bien.
Le récit repose sur des pattes de sauterelle, mais je l’enregistre tel quel et te le rapporte en extension, dirait Alexandre-Benoît à la place d’in extenso.
Hier après-midi, J’AI TÉLÉPHONÉ À MAMAN DEPUIS MOSCOU, pour lui proposer de venir m’y rejoindre avec Toinet afin de lui faire visiter cette merveilleuse cité des papes. Je lui ai dit que tout était arrangé avec l’Intourist et qu’elle n’avait qu’à téléphoner au consulat général d’U.R.S.S. (dont JE lui ai fourni le numéro) de ma part pour qu’on lui remette ses visas et ses titres de voyage. Félicie était folle de joie. Elle a appelé le consulat, on lui a confirmé qu’effectivement tout serait prêt pour ce matin et qu’il lui suffirait de passer avant d’aller prendre l’avion.
Conchita farfouille le bloc où ma mère note la liste des commissions à faire et déniche le numéro téléphonique écrit de la main de ma vieille.
Dare-dare (tu penses !) je plonge dans les annuaires. Effectivement, ce numéro est bien celui du consulat d’Uéréssesse.
M’man a préparé une valise pour elle et le mine, elle a affrété un taxi et, ce matin, a quitté la maison après avoir fait à Conchita des recommandations qu’elle a suivies à la lettre, assure-t-elle.
Alors là, l’Antonio joli dépose son cul sur une chaise, ses coudes sur la table, son front dans ses mains et son cœur au vestiaire. Il se met à réfléchir jusqu’à Vladivostok. C’est pas la première fois qu’on m’embarque ma Félicie, mais jamais la chose ne s’était encore opérée de cette manière quasi officielle.
Ce qui me chenille le plus, c’est ce coup de grelot que J’AI soi-disant donné depuis Moscou ! Quel imitateur, ou quel instrument sophistiqué a pu abuser ma vieille ? Voilà qui tient du miracle, de la magie, de la technique la plus perfectionnée et de tout ce qu’il te plaira d’ajouter, je suis pas un poil-de-cuteur.
Je regarde partir la colonie ibérique, sur la pointe des pieds. Le guitariste coltine son instrument comme s’il s’agissait d’un animal qu’il emmène paître. Les dames m’adressent un sourire par l’encadrement de la porte. Conchita évacue les boutanches vides et aère les lieux.
Je me traîne jusqu’au bigophone pour turluter à mon pote Martin, directeur de la police de l’air. Il est en vacances, mais j’obtiens son adjoint Dubois. Sans rien lui révéler de l’aventure, je le prie de s’informer si maman et le lardon ont bien pris un vol pour Moscou aujourd’hui. Il note les « coordonnées » comme on dit puis de nos jours en attendant mieux, et promet de me rappeler dans le quart d’heure.
Conchita me demande si j’ai besoin de quelque chose.
Je lui répondrais bien qu’oui : de ma maman, mais ma requête serait mal comprise.
— Non, merci, Conchita.
Elle entreprend alors de m’expliquer les raisons de sa petite sauterie andalouse, je la coupe comme quoi je m’en fous, ce qui compromet un peu l’avenir, je l’admets, mais le futur, hein ? Pour ce qu’on en fait…
Inlassablement je me redis « Maman et Toinet à Moscou ». On pourrait imaginer une bande dessinée. S’il est vrai qu’elle se trouve à l’ombre du Kremlin, ma vieille d’amour, que peut-elle bien y fabriquer, sans moi ? Je l’imagine, avec notre garnement, dans un hôtel ou — qui sait ? — ailleurs. AILLEURS !
Il reste du Chambertin dans l’une des boutanches. Je me le sers. M’est avis que j’ai sous-estimé le camarade Gériatrov. A sa santé ! J’écluse le gorgeon de vin rouge.
Le turlu retentit : c’est déjà Dubois. Il confirme : M’man et Antoine ont bien pris le vol de ce matin pour Moscou. Selon un rapide calcul, nous avons dû nous trouver ensemble dans la capitale russe, Félicie, le môme et ma pomme !
Bon, va falloir en référer. Raconter l’anecdote aux instances supérieures, faire intervenir l’ambassade de France, les Affaires extérieures, tout le circus !
Je suis persuadé que m’man ne craint rien, néanmoins je voudrais bien qu’elle bercaille à nouveau. Sans compter que Toinet rate l’école, merde ! Déjà qu’il n’y fait pas de prouesses !
Les maths, ça boume à peu près, mais pour ce qui est du français, il a meilleur compte d’engager tout de suite une secrétaire. Ses rédactions, je t’en fais cadeau ! Il concourrait avec Béru, y aurait photo à l’arrivée pour les départager.
— Voilà quelqu’un, m’annonce Conchita qui visionne par la fenêtre.
— Qui donc ? bondis-je.
— Une dame.
Je me lève pour mater. Je vois radiner Katerina, sa valise à la main.