Brèfle, un soir, en rentrant, je croise la gosseline. Son nom, c'est cul à dire, j'm'en rappelle plus. J'lu propose de v'nir casser une graigraine av'c moi. Et j't'vas faire rigoler, Marie-Marie, on a été dans le restau où qu'travaillait ta tante Berthe comme serveuse. A l'époque, j'avais pas jeté mon révolu su' elle. Des plaisant'ries, la main au valseur, ça, oui, comme tout l'monde, mais sans plus.
— J'veux bien, m'répond l'escrétaire, à condition qu'j'soye rentrée à huit heures et demie.
— On s'grouillera !
Et on a fait fissa en effet : céleri r'moulade, steak-frites, la banane du patron, tu juges ? J'ai pas seul'ment eu la possibilité d'recommander une deuxième boutanche d'Côtes du Rhône. E n'regardait qu'sa montre, c't'enfoirée. J'lu causais, ell' écoutait pas, répondait n'importe quoi. On s'radine à la pension, les coudes au corps, mais alors authentique : on courait réellement.
Elle entr' comme une follingue dans sa turne et, avant même d'poser son manteau, la v'là qui branche sa télé ; car elle possédait un poste, un des premiers, cubique, mahousse, av'c un coffrage en bois clair.
— Y'a une émission que v'vlez pas rater ? j'informe.
Elle jette son manteau d'drap à col de lapin sauvage sur son lit, s'laisse quimper dans l'méchant fauteuil placé en face d'là téloche et m'dit :
— Je n'en rate jamais une !
— A cause ?
— Comme ça : j'aime.
Et puis, terminate, ell'n'fait plus gaffe à moi. Mais alors comme si j's'rais pas existé. Ça présentait un documentaire su' la vie des tortues, j'sais pas si tu mords le vouesterne, ma poule ? Moi, bon, les tortues j'ai rien contre, mais t'avouereras qu'ça ressemb' à de gros cailloux qu'auraient des pattes. Et quand elles se fourrent, c'est jamais qu'deux cailloux l'un sur l'autre. Ça t'embrase pas l'essence, si ? Ou alors c'est qu't'es un maniaque et deux livres l'un su' l'autre aussi t'font d'l'effet à partir d'là. Ben, elle, la p'tite escrétaire, ça la captivait. J'm'ai reculé près du poste pour la considérer. Elle s'tenait cramponnée aux accoudeurs du fauteuil, les flûtes écartées, la bouche ouverte, comme si un fakir l'aurait envapée.
— Ça vous plaît tant qu'ça ? je lu questionne.
Elle n'a rien répondu. Dans l'sirop d'rêve, la miss télé. Pâmée complète, au bord du fade.
Alors, j'me dis : « Mon vieux Sandre, pourquoi qu'tu t'gênerais ? » Dans l'existence, j'ai toujours parti du principe qu'une occase c't'une occase et qu'il est pas digne d'eguesister l'connard qui lui passerait l'outre. Donc, j'reviens au fauteuil d'là commère, je m'ag'nouille et je veux lui rouler une pelle.
— Non ! Laissez-moi r'garder ! Laissez-moi r'garder ! qu'elle a écrié, c't' citrouille !
E m'reprochait pas d'vouloir l'embrasser, mais seul'ment d'lu masquer les tortues à la con qui carapaçaient sur une p'louse.
Moi, sa menteuse, c'tait bien pour dire d'être poli ; sinon j'en n'avais rien à fout'. J'sus passé à un autre genre d'exercice. La caresse l'long des pilotis, la remontée du Jambèze, les chutes du nid à Garat. Elle n'bronchait pas. Compte-t'nu que l'Antonio censur'ra, je m'laisse confidencer à outrance, pas dérailler d'là vérité. Le raconteur qui s'surveille tarde pas à tricher. V'là pourquoi, l'automobile-censure, c'est la pire d'toutes. Car elle t'amène à penser autrement, à force d'élucider les questions épineuses. Moi, ma nature, c'est d'y aller carrément. J'sus un tombereau qu'on décharge. Une fois les ridelles ôtées, ça croule en vrac. Gare aux taches ! Planquez vos nougats, vos pudibondances ! Néanmoins, j'compte sur toi, Tonio, pour endulcorationner mes salades. Une jeune fille, même délurée, y'a des choses qu'on doit r'tenir, comprends-tu ? Alors, retiens, Mec ! Retiens ! Ma surprise, av'c c'te morue télévisionneuse, ç'a été de lu constater quel émoi lui causaient les tortues à Claude Darget qui commentait le batifolage d'ces bestioles du ton d'encaustique qu'y sait prendre pour filer sérieus'ment les pires vannes. Ma greluse t'avait l'slip à marée haute, putain d'elle ! A tordre ! J'sais pas si ça v'nait des tortues, du timbre à Darget, non j'sais pas. Je crois plutôt qu'ça prov'nait d'un tout. La pénombre. L'écran… Un tout, j'prétends. LA TÉLÉVISION ! Voilà. Elle mouillait de la télé, l'ahurie.
J'ai voulu y jouer l'Introduction du morceau d'Faust, mais elle a gimbé d'plus r'chef !
— Non ! Non ! J'veux voir ! J'veux voir !
Pas perdre une miette d'image. Et moi, av'c ma queue d'âne, dis donc ? Drôle de dilemne. Y'a fallu que je baise par le biais, si tu m'permets. La tirer en avant, mine d'rien. Prendre sa place, la choper sur mes genoux. Elle s'est seul'ment pas rendu compte d'c'qui lu arrivait, l'envapée. Elle restait assise autour de moi, sans broncher, à s'arracher les gobilles pour mieux visionner les tortues. Ça n'f'sait pas mon blaud, c't'immobiliss. Alors j'ai feinté.
— Y'en a six, hein ? je lu chuchotais à voix basse.
— Non, cinq…
— Regarde d'plus près.
Ell's'penchait en avant. J'la ramenais d'un coup sec.
— On r'connaît bien les mâles, hé ?
— Mais non !
— Mais si, regarde mieux.
Elle repenchait. Je la reramenais. Cloc !
A force d'questions j'sus t'arrivé à terme, vaille qui vaille. Ouf ! Ensuite j'l'ai laissée. Elle s'est aperçue d'rien. N'a seul'ment jamais su que j'étais entré. C'te fille, à l'heure présente, elle doit mater Guy Lusc av'c plein de chiares autour d'elle qu'on lu aura fait sans qu'é s'en soye rendu compte, à cause de la frime à Zitrone et consort-consœurs.
On n's'imagme pas, la télé, sa portée sur les esprits faiblards.
La Martin, elle s'était bouclaresse dans sa chambre, av'c ses misères, son chagrin, sa terrible attente d'là mouflette. J'lu comprenais l'angoisse, c'te pauv' maman ravagée. J'sus un vieux routier d'là poule, tu l'sais. mauviette. J'en aye vu des criminelles d'tout poiluche : des horribles, des sadiques, des tortureurs, des sans foie ni Éloi. Mais les pires, c'est les kidnappingeurs d'enfants. Pour moi : pas de quartier. Pour tout l'monde, note bien. Fais un référence-d'homme pour voir, et tu voiras ! L'umaninité totale. Les gens sont contre. Voudraient qu'on leur arrachasse les yeux, les burnes, la langue, à ces dénaturés. Comme procédé, c'est vraiment pas honnête. Un p'tit être. Tu l'embarques. J'en rugis d'l'intérieur, à la pensée. Moi, si honnête foncièr'ment que j'aye pas lersche de peccadilles à m'r'procher. J'n'ai commis qu'un seul vol dans tout' ma vie. Et encore… Si, pourtant ! Bon : puisqu'avant de crever j'ai décidé d'm'affaler complet, je t'vas narrer, môme. Ainsi, y n't'aura rien caché, tonton Béru.
C't'une nière d'là haute qu'j'ai connue dans l'train en v'nant de Saint-Locdu-le-Vieux à Paname, la toute première fois, quand j'allais m'engager dans la Rousse. Un cadeau de Pépé, c'voyage. Y m'avait payé un bifton de première. Pourtant y marchait plutôt à l'éconocroque, l'poilu d'Quatorze. Y'm'disait : « L'premier Bérurier qui va voir Paris, faut qui y aille av'c les honneurs. » Cocardier, toujours. Comme s'il aurait conservé la pogne au général Mangin dans la sienne, et comme si sa panoplie complète r'luisait aussi sur ma poitrine à moi, rien qu'd'êt' un Bérurier.
Donc, j'prélassais en feurste. Et figure-toi que quéques gares plus loin, v'là qu'monte dans mon compartiment une pépé tout c'qu'avait d'rutilante. Franch'ment, c'tait la personne de grand lusc, G'n'viève. Un tailleur poustouflant, garni d'une p'tite chaîne dorée à la taille. Des souliers en peau d'chamois. Des gants aussi fins qu'ses bas. Et une valoche en cuir véritable, moi qu'en avais deux en carton rafistolé !