Une voix pas joyce de dame que son travail importune demande ce qu’on attend d’elle. La ravissante veuvasse récite mon numéro en précisant que c’est en urgent qu’il faut l’obtenir, et pour le compte de M. Aldo Cesarini. Le nom doit faire de l’effet, car de rogue, la voix devient miauleuse.
Mon hôtesse raccroche. Je m’attends à lui voir quitter la pièce, mais non, elle reste debout devant le bureau, bras croisés, s’efforçant de regarder autre chose que moi, et y parvenant difficilement, merci, je savais que tu comprendrais.
— Vous êtes très belle, chuchoté-je après un instant de silence pendant lequel seuls les battements de nos cœurs…
Elle ne réagit pas. Je fais un pas de plus vers elle.
La v’là qui recule d’un autre.
— Désormais, quand je penserai à la Sicile, c’est votre merveilleux visage que je verrai. Je peux savoir comment vous vous appelez ? Même les rêves ont besoin d’un nom.
C’est pourtant gentil, hein ? Presque poétique sur les bords. Eh ben, crois-moi ou va te faire admettre par les Grecs, cette farouche personne continue de mutismer.
Moi, tu me connais ? Qu’à la fin ça m’agace.
— Vous devez bien sentir les ondes qui partent de moi ? m’enhardis-je, en pensant que c’est pas les ondes mais surtout l’antenne qui va dans sa direction.
Je me permets un troisième pas. Elle, adossée au burlingue, qu’est-ce qu’elle peut fiche ? Simplement secouer la tête en regardant la porte fermée avec terreur.
J’avance ma main vers son menton. La pose délicatement contre son maxillaire. Il y a un bref instant de rien du tout. Mettons, de félicité, si ça peut te faire plaisir, qu’est-ce que j’en ai à branler ? Elle ferme à demi les yeux. À demi, je te répète, juste que je voie chavirer son regard. Qu’il devienne moins brûlant…
Ma main descend jusqu’à son avant-scène. Machinal chez moi, j’ai un côté taste-glandes incorrigible. Alors, promptement, elle empare ma dextre, la porte à sa bouche. Je songe in chose (petto, je crois ?) que la carburation est exquise. Les circonstances le permettraient, je te calcerais Maâme comme une reine (qui ne serait pas trop bêcheuse). Mais elle me détrompe durement. T’as des femmes qui trompent, très beaucoup, majorité surécrasante ! Et puis d’autres qui détrompent, d’une façon colonelle (pourquoi toujours générale ?), les premières sont plus attrayantes que les secondes. Moi, confiant comme le gars qui achète le talisman Perlimpimpin sur la foi d’une publicité, je crois qu’elle va me bisouiller les phalangettes, me lichouiller le resserrement du creux de paume (ce dont j’adore, vu que ça me répercute des frissons jusqu’au terminus de la moelle épinière). Que tchi, mon frère ! Cette garce, tu sais quoi ? Elle me mord. Mais pas à la mutine. À la louve romaine, gars ! Comme Béru mord dans une entrecôte. Au sang, t’entends ? Tout juste si elle ne m’a pas prélevé un morcif de bidoche. Ses quenottes quadragénaires ont pratiqué six trous dans le tranchant de ma pogne. Ça saigne et violace.
Je contemple les dégâts (j’aimerais mieux contempler des Degas, bien que mes goûts me portent au surréalisme). Puis je regarde la femme droit au fond des yeux, même chose que Giscard la France.
— Chacun a les baisers qu’il mérite, je murmure. Il n’importe, vous êtes si belle…
C’est beau, c’est généreux, non ? Gaulliste, positivement.
Là-dessus, comme la situation, en se prolongeant, risquerait de me donner les allures d’un manche à couilles, le bigomuche carillonne opportunément (une fois que t’as mis les pieds dans l’adverbe, tu ne peux plus t’en passer). Parigi (la sortie). Le Vioque.
— Ah bon, c’est vous, alors ?
Sa phrase d’attaque. Lui, c’est sempiternellement : « Alors, raconte ! » Un vrai fauconnier. Quand le faucon que je suis regagne son gantelet, il lui regarde le bec avant toute chose, sans s’occuper de savoir s’il a ou non perdu des plumes.
— La valise est retrouvée, Boss.
— Parfait, vous l’avez ?
— C’est-à-dire qu’un aimable signore Aldo Cesarini, chez qui je me trouve en ce moment, prétend nous la vendre.
— Voyez-vous !
Silence.
— Cher ? il laisse négligemment tomber, le Dirlingue.
— Il attend une belle proposition.
Nouveau silence.
— C’est stupide, marmonne mon vénérable suzerain.
— Je sais, mais je me trouve dans une position qui ne permet guère le marchandage.
L’organe du Vioque se durcit.
— En plus !
Un grand mécontentement perce. Il se retient pour ne pas me traiter de nœud volant. Mais se rend compte à temps que le savonnage n’est pas de circonstance.
Je relance la toupie.
— Il conviendrait donc d’avancer un prix.
— Bien sûr. Proposez cinquante mille francs, c’est mon dernier mot.
Il raccroche sec pour bien me marquer sa profonde réprobation. Tu mords le topo ?
La femme va ouvrir la porte après avoir reposé l’écouteur annexe. Car elle a suivi notre converse, ce qui m’explique pourquoi Cesarini lui a confié le soin de régler avec moi cette question du téléphone : Madame cause français.
De retour dans la pièce commune, j’ai la stupeur de constater que Béru a liquidé la platée phénoménale de spaghetti. Avachi sur la table, les épaules calées sur les deux coudes et la tête sur ses épaules, il somnole en se libérant de gaz intempestifs. Mon retour le fait à peine réagir.
La fille du vieux met ce dernier au courant de la situation. Pendant qu’ils discutaillent dans leur langue maternelle, je demande au Mastar quelques explications à propos de sa présence ici. Il me raconte que quatre policiers en uniforme sont venus les quérir au San’Antonio, Lila et lui, et les ont séparés. Lui, on l’a amené dans cette maison où il a réclamé à bouffer. Dont acte.
Il émet un bruit violent, le double, prétend chasser ses conséquences olfactives en s’éventant le bassin d’une main lourde et réclame à boire.
La jeune fille le sert.
Il boit.
Moi, j’entortille un mouchoir autour de ma main blessée. Cette carne m’a salement mordu et j’ai des lancées jusqu’au niveau du coude.
Aldo Cesarini a fini de parler à sa fille.
Il va à la fenêtre, siffle entre ses dents. Dare-dare, se rabattent les mercenaires de tout à l’heure.
L’homme aux sourcils féroces leur dit quelque chose.
Les types sortent leurs couteaux avec un ensemble remarquable. On jurerait un ballet moderne. Les quatre « clic » claquent en même temps. Voilà ces messieurs qui nous entourent, le Gros and me. Parés pour la grande scène du duc de Guise (eux, c’est le duc d’aiguise, si j’en juge au fil de leurs méchantes rapières).
Alors le grand patron se lève. Il a les deux poings sur la table. Il se penche par-dessus le plat vide de Sa Majesté.
— Vous vous êtes suffisamment moqué de moi comme cela, dit-il.
— Il n’est pas content ? me demande Béru.
Je diffère ma réponse, attendant la suite. Le regard presque blanc de mon interlocuteur raconte la haine, la menace, le meurtre, la volupté de la vengeance qu’on mijote, qu’on déguste par avance…
— Cette proposition ridicule est la preuve que vous essayez de me berner, poursuit-il. Cinquante mille francs, la valise !
Il a un rire atroce.
— Il est probable, monsieur Cesarini, que ces documents ne valent pas davantage.
— Ah, vraiment ?
Le fait que je l’appelle par son nom l’a fait tiquer et il a marqué le coup.
— Barone ! gueule le vieillard.
Apparaît alors le barone Vittorio-Emanuele Populi, dans sa tenue d’enterrement du matin. Il n’est point seul. Un méchant en bras de limouille l’escorte, un pétard passé dans sa ceinture.