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Vachement pâlot, le frère. Il a comme des ratés dans l’horoscope. Se sent mal dans sa noble peau. Craint que sa particule ne roule dans le cratère de l’Etna…

Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce revirement de situation ?

Le vieil Aldo va à Populi, tire de la poche de celui-ci un méchant carnet à couverture noire.

— Son carnet de vols ! annonce-t-il.

Il le feuillette, se fixe à une page donnée et lit :

— 24 mai : un parapluie de dame ; un appareil Nikon ; un portefeuille contenant huit cents dollars et cent vingt mille lires ; un sac Air France contenant une bouteille thermos pleine de café ; une boîte de préservatifs ; un pot de rillettes ; un numéro d’Ici-Paris et une bouteille de Côtes du Rhône ; une trousse de toilette ; une petite valise noire contenant des papiers dactylographiés ; un rasoir ; un livre écrit en étranger ; un pyjama blanc ; un étui à raquette de tennis contenant une raquette de tennis.

— Voilà, me déclare Cesarini, le baron a bien trouvé la valise le 24 mai. Bon. Nous sommes mis au courant de votre venue en Sicile et de votre intention de voler cette valise. Nous prions le baron de nous confier la transaction. Il accepte. Mais au moment d’aller chercher la valise, il s’aperçoit qu’elle a disparu.

Je bondis.

— Hein ?

Note que j’aurais pu crier une exclamation moins banale, telle que « Allons donc ! Vous me la baillez belle ! » « Qu’est-ce à dire ! » ou même : « Vous rigolez ! » Toujours est-il que mon « hein » me suffit et que si tous mes choses-frères montraient le même souci d’économie que moi, ils contribueraient à résoudre la crise du papier comme on nous le recommande par voie d’affiches.

Franchement, je te jure : je crie « hein » parce que la nouvelle est stupéfieuse, antidérapante et un peu oléagineuse dans son contexte principal. La valise volée à Populi ! Dedieu, par qui est-ce ? Mais quicommentquand ? Dans quel but ?

S’agit-il d’une ruse ?

Eh bien, pour du nouveau, voilà qui n’est pas banal.

— Je vais vous dire ce qui s’est passé, continue le père Aldo.

— Vous m’obligeriez, riposté-je.

— Quand cette garce vous a dénoncé le baron, vous êtes allé chez lui. Vous avez fouillé, trouvé la valise et l’avez cachée.

— Mais je…

— Silence ! Ensuite, comme vous aviez déjà alerté Donato Convolvolo, vous avez décidé de continuer à jouer le jeu et vous êtes allé réclamer la valise au baron. Jusqu’à votre coup de téléphone à Paris, j’avais des doutes. Je me suis dit que le baron, peut-être informé par Convolvolo, avait garé cette foutue valise pour essayer d’en tirer profit plus tard. Oui, cela se pouvait… Mais à présent je sais que non. La somme que vous proposez prouve que c’est vous le voleur.

Béru, qui vient de s’endormir, las d’une conversation qu’il ne peut suivre, lâche quelques solides perlouzes non dénuées d’intérêt au plan des sonorités. Le pet des profondeurs. Il reste présent jusqu’au tréfonds de ses absences, le Gros. Ses entrailles vigilantes continuent de l’affirmer depuis les inconsciences.

— Monsieur Cesarini, votre argumentation ne tient pas debout et je vais vous le démontrer en moins de temps qu’il n’en faut à vos ogres pour flanquer une ravissante fille dans le cratère de l’Etna. Si j’avais la valise, vous m’écoutez, monsieur Cesarini ? Si j’avais la valise, qu’est-ce qui me retiendrait de vous en proposer une fortune fabuleuse, puisque je saurais que vous n’êtes pas en mesure de me la donner ? Au contraire, la relative modicité de la somme avancée vous prouve ma bonne foi.

Là, je crois que je viens de marquer un point.

Et même de le marquer sur le « i » du verbe « impressionner ».

Le vieux reste un moment indécis, yeux quasiment fermés. Seul un coin de ses lèvres remue pour téter le cigare poisseux qui pue le goudron en fusion.

Me semble lui avoir télescopé le mental.

À la fin, il sort son horreur à combustion lente de sa bouche et la pointe dans ma direction.

— De toute façon, quelque chose cloche dans tout ça et je découvrirai la vérité. On ne propose pas cinq millions d’anciens francs contre des documents ayant motivé le déplacement de deux agents en Sicile et causé la mort de celui qui se les est laissé dérober.

À son tour d’aller à dame. Ce vieux cabochard est une fine mouche. Il a compris que les apparences sont trompeuses. Moi, tu veux que je te dise ? Eh bien, le Big Boss vient de se comporter comme le roi des cons.

Et je pèse mes mots. J’aurais dû dire : l’empereur.

Leur mettre la puce à l’oreille après que j’eus agencé tout ce bigntz ! Je t’ jure : y’a des retraites anticipées qui se perdent.

* * *

Et ensuite ?

Tu vas voir comme on plonge dans le saugrenu.

Les archers du « dom » m’entraînent à l’extérieur.

On traverse la cour qui sent le bois, la colle à bois, la peinture fraîche, pour gagner l’atelier aperçu en arrivant.

Lumière.

Quelle bizarre vision ! Tu sais ce qu’il fabrique, Cesarini ?

Des cercueils ! C’est ça, sa couvrante, sa raison sociale officielle : marchand de boîtes à osselets.

Tu verrais ce tableau, l’ami, ton slip te finirait pas la semaine ! Des pyramides de cercueils. Tous plus bathouzes l’un que l’autre. Ouvragés. Peints. Avec des incrustations formides. Y’en a à fresques, d’autres avec des inscriptions latines, d’autres à Christ façon gisant. Certains ressemblent à des tombeaux de Westminster Abbaye ; le couvercle, c’est un ange sculpté, grandeur nature (j’ai jamais vu des anges au naturel, mais j’imagine). Y’en a à lucarne, que tu peux mater l’occupant, lui envoyer des baisers depuis la vie. On en aperçoit des à baldaquin, pour les richards. D’autres sont en forme de bateau, gracieux tout plein : l’esquif pour franchir le rubicon… Y’en a à urnes incorporées ; et puis des qui font mausolée d’appartement.

On se croirait au Salon du Cercueil sicilien. Y’en a pour tous les âges, tous les goûts. Des cercueils de jeune fille vierge ; des cercueils d’homme d’affaires, des cercueils de grand-mère. Et aussi : de notaire, de médecin, de paysan, de marchand, de pêcheur, de curé, de voleur, d’homosexuel, de vigneron, de commissaire-priseur, d’agent de police, de technocrate, de bureaucrate, de poète, de barbu, de préfet, y’a même un cercueil de pontife qu’on lui a ménagé une semi-remorque pour la tiare ainsi qu’une galerie pour la crosse, avec fixations de sécurité, ostensoir amovible. Une série de cercueils pour militants communistes (y’a peint sur le couvercle la faucille et le marteau, plus une petite croix par en dessus). Des cercueils-sabots pour les bossus. Des cercueils de banquier (en acier, munis d’une serrure à combinaison). Des cercueils de pompier (ignifugés). Des cercueils de coureur cycliste (à guidon bas, poignées en duralumin perforé, deux plateaux, dix vitesses). Des cercueils de grand repos à garniture anatomique personnalisée en polyester. Jamais vu une gamme aussi variée. Ignorais même que cela existât. Suis baba. Stop !

Mes tortionnaires (car ils le deviennent) me religotent. Et puis alors, non, je te jure, faut y vivre pour y croire, m’allongent dans un cercueil capitonné. Cette opération terminée, ils replacent le couvercle et le vissent. Dis, je croyais pas que ce fût aussi pareillement funèbre, la Sicile. Heureusement, il y a un trou dans le couvercle, à peu près au niveau de mon visage. Un trou pas plus grand qu’une pièce de cinq francs, mais qui vaut mieux que pas de trou comme un billet de cinq cents, non ?

La voix du vieux Cesarini me parvient. Il a dû se pointer sur la fin de l’opération.

— Vous êtes bien, là-dedans ?

— Un vrai pullmann !