Saint-Pierre !
J’y pense à cause d’un coq égosilleur qui vient de chanter trois fois. Des bruits de tôt matin cascadent déjà. Je me lève en geignant. Moulu, le Sana. Avide d’un solide caoua réparateur.
Le soleil est déjà opérationnel au-dessus de la Sicile. Bien brillant, fourbi à neuf. La porte ouverte du grand-père annonce combien le vieux est matinal. Ma tocante dit cinq plombes. Je pénètre dans la maisonnette. Le brave homme mange une formidable assiettée de soupe à base de farine de maïs, en produisant avec sa bouche un bruit qu’un cheval ne réussit qu’avec son anus.
Je le salue. Il me file un regard indifférent à travers la fumée de son potage et continue de becter.
— Pourrais-je avoir un peu de café, cher monsieur ? j’y demande.
Il me regarde encore, très peu. Puis il hausse les épaules. M’étonnerait point qu’il ait des fissures au caberluche, grand-papa. Il fait la brasse papillon dans la marmelade, le chéri.
Tu penses si ma situation est délicate. Je ne vais pas me mettre à inventorier son taudis pour me confectionner du jus. En outre, va me falloir prendre une décision. J’en suis où, dans ce bazar à la gomme ? Elle est décidément lumineuse, l’idée du Vieux. Lui, quand il laisse vadrouiller son imagination, tu peux compter sur des ratatouilles indigestes. Me v’là en pleine Sicile, séparé du Gros, avec la maffia aux miches. Charmant. Et il pourra quoi pour m’extraire de cette fosse d’aisance capitonnée, mister Big Boss ?
J’en suis là, à deux millimètres près, de mes désabusances, lorsqu’une pétarade de moteur me met en alerte. Je me planque, prêt à défendre chèrement ma liberté, comme on dit puis dans les manuels. Mais je rassure vite en voyant débouler la plus jeune des dames Cesarini sur une Vespa. Elle a un foulard sur la tête et les jambes bien convenablement serrées pour que l’air de la vitesse lui engouffre pas les jupes.
Je surgis. Elle me salue.
— Je vous apporte du café et de quoi faire un peu de toilette, me dit la jeune fille. Pépé est un vieil ours qui ne lèvera pas le petit doigt pour vous.
— C’est le ciel qui vous envoie ! exulté-je.
— Non, c’est ma grand-mère.
Loin des siens, elle paraît nettement plus sociable, la gosse. Pas délurée, oh que non, mais aimable. Un léger sourire parachève cet air de printemps neuf qu’elle arbore.
Elle déballe d’un sac de plage une bouteille thermos, un linge-éponge, une savonnette.
Va prendre une tasse ébréchée dans un placard.
— Ma disparition a fait du ramdam chez vous ? demandé-je.
— Elle n’a pas encore été découverte, les hommes ne sont pas rentrés de la nuit.
— Et mon copain, le gros type ?
Elle hoche la tête.
— Je ne l’ai pas revu non plus.
Pour le coup, ma joie est fauchée comme un pré en juin avec ses coquelicots et ses boutons-d’or.
Mauvais ça, la disparition de Béru. Pourtant, je persiste à penser que, s’ils voulaient se débarrasser de lui, ils n’avaient qu’à l’amener au bord de l’Etna avec Lila.
— Votre complet est rouge, me dit-elle.
— Parce que j’ai roupillé sur un tas de sacs, à même le sol. Le hangar de votre grand-vieux est un vrai four à chaux.
Elle me tend la tasse. Je bois avec délectation. Le vieux continue de bouffer sa soupe. Sa présence indifférente est déprimante.
Aussi, dès que j’ai vidé ma tasse, j’entraîne la môme au-dehors. Un vrai bouquet de fleurs champêtres, cette petite.
— Comment t’appelles-tu ?
Moins farouche que sa mère, elle répond, spontanément :
— Thérésa.
— Pourquoi n’est-ce pas ta maman qui m’a apporté le café ?
— Cela aurait donné l’éveil. Moi, je pars chaque matin pour Messine où je prends des cours de comptabilité.
Une idée cocasse et un tout petit petit peu obscène me télescope les cellules. Réaliser le coup de trois. Dévaler les générations avec mon alpenstock de cérémonie : Grand-maman, maman, fifille.
— Qu’allez-vous faire ? elle me demande.
Bien sûr, elle veut parler de ma situation.
Je lui cramponne la main.
— Viens voir.
— Quoi ?
Je me tais. Elle me suit. On dirait qu’elle a rougi. Je regagne ma tanière de la nuit. Le jour l’éclaire tout juste. Suffisamment pour qu’on retapisse les sacs, par terre.
Alors, tu sais quoi ?
La môme se jette sur moi. Sa bouche ardente cherche la mienne et sa main droite les miennes. Elle trouve le tout. Pour une oie blanche, tu conviendras qu’elle a autant d’initiative qu’un syndicat. J’ sais pas qui lui a enseigné les rudiments de la flûte enchantée, mais cette gosse, tu la prends plus aisément en levrette qu’au dépourvu. Pour moi, tu veux le fond de ma pensée ? C’est le cinoche. Elle a sûrement visionné en loucedé des bandes bandaiseuses, véry édifiantes. Des où la dame escalade le monsieur pour une partie de trot anglais.
Des où que le bon beurre des Charentes intervenait portunément. Salingues tout plein ; lascifs, érotiques pour de vrai. Avec des simagrées qui te fouettent le sang, les sens, l’essence, les anses. Des avec les yeux qui révulsent à blanc, la dame qui plaintive des « ah ah ah ! » pour que le monsieur gode à outrance. Je m’offre un velours superbe avec Thérésa. Elle rit pas quand on l’apaise, cette Thérèse-là ! Bien trop occupée, bouge pas ! Consciencieuse, avide de rien perdre. Faut l’intégrer complet, pas lui resquiller le plus léger centimètre. Tu veux parier qu’il lui arrive d’escamoter la selle de son Solex quand elle roule par un chemin défoncé ? Le mimétisme, ça agit péremptoirement. Pour lui échapper, bernique. Je me sens chez elle comme au Ritz. J’y prends mes aises. À deux mains ! Et je me dis, surveillant le comportement de la donzelle, que cette fois-ci, va pas falloir que je me rate la correspondance. Faut qu’on opère notre jumelage étroit, elle et moi. Que je pique mon sprint à l’instant pile où elle s’en ira dans les splendeurs. Grand-maman, je veux bien rester en réserve de la Raie Publique quand elle me grimpe ; maman aussi, à la rigueur, mais cet aimable sujet flambant neuf, je tiens à lui participer à la croisière à tout prix. Quand elle partira, je partirai avec elle. D’abord parce que ça ne serait pas correct de la laisser aller seule, une jeune fille. Ensuite parce que je commence à avoir du stock d’affection, mézigue. Si t’emmagasines trop, la marchandise se défraîchit.
Or, donc, on s’actionne dans un farouche unisson. Je ne cède pas un pouce de terrain à la tendre ennemie, au contraire, je lui en ajoute un dans la soute à bagages pour faire bonne mesure. Elle commence, doucettement, à chantonner la bramance des aboutissements. Je la sens qui va déboucher au grand soleil de l’extase. Tu sais : la respiration qui se rythme, devient peu à peu mélodieuse. Le chant de la viande, quoi, ayons pas peur des images justes. Elle déboule. Je m’exhorte : « À toi de jouer, mon gars. Elle est partie pour le tour de piste final, le derny peut la larguer, c’t’ à elle toute seule de jouer, maintenant. Plus besoin d’entraîneur, elle a droit à quitter le sillage. Faut qu’elle se rushe comme une grande sur la ligne d’arrivée. Vas-y gamine. Tente ta chance. Dans la vie, on jouit seul et on meurt seul. Tout ce qui précède, c’est de la branlette titilleuse, de la comédie sur matelas. Au panard, môme ! Le big foot. Fonce en apothéose. T’as le maillot jaune ! Fais pas d’erreur de développement, surtout. Te relève pas trop vite. Enroule bien, petite. Place ta pointe de vitesse à l’instant opportun. Gaffe-toi de pas rester trop à la corde, de pas te laisser enfermer. Jouis en trombe, ma poulette. Que tu bénéficies de retombées superbes.