Sur des écrans. Elle était actrice. Pas le tout grand vedettariat, non, le rôle secondaire, mais que tu retrouves à tout bout de champ. Elle jouait les amies d’enfance, les belles-sœurs, les logeuses. Son blaze ? Un prénom en « a », un nom en « hon ». Gloria Machinchon, ou assimilé.
Elle a un regard bleu-vert, pénétrant, pas gentil. C’est ce regard mauvais qui a dû limiter sa carrière, l’empêcher d’accéder aux grands emplois qui exigent des acteurs sympathiques. Sinon, elle avait du talent, la mère.
Je me la rappelle dans « La grand-mère de Dracula », elle jouait la châtelaine et elle effrayait davantage que Dracula.
Je lui souris.
— Très honoré de vous connaître, madame. J’ignorais ce que vous étiez devenue depuis que le cinéma vous a quittée. Je ne savais pas que vous vous étiez reconvertie dans le gangstérisme.
Ma réplique accroît la vilaine lueur qui brille dans ses prunelles enfoncées.
— Occupez-vous de cet enfant de salaud, lance-t-elle à ses guerriers.
Ils s’occupent de moi.
Alors, espère, ça ne traîne pas. M’est survenu bien des avatars depuis que je fais carrière dans la castagne. J’en ai rencontré des vilains, des mauvais, des teigneux, des faisandés, des sadiques, des fumiers de tout poil. J’en ai effacé des horions, des massacrades, des coups bas. J’en ai connu des situations désespérées, effarantes, épouvantables. J’ai vu l’horreur en face. Ma peau, je l’ai risquée tant et plus, et plus que tant ! On m’a souvent baisé par surprise. Pris de court. Entourloupé canaille. Des prises fulgurantes, si tu savais combien on m’en a placées ! Tudieu, la merde ! Des qui te laissent pas le temps de piger. Des que tu te retrouves neutralisé comme une tranche de rumsteack sur un billot de boucher…
Mais dans le cas présent, je pense que ça dépasse tout en promptitude. D’accord, ils sont trois. N’empêche que sans un synchronisme absolu, ça ne serait pas aussi efficace. Ils doivent répéter pendant leurs moments d’inaction, ces gredins. S’entraîner à mort. Faire des gammes, quoi.
Un grouillement de piranhas. Lequel me ceinture ? Lequel me passe une boucle de menotte à la cheville gauche ? Lequel me fait pirouetter ? Lequel passe l’autre extrémité du cabriolet à l’un des anneaux dont se servait la vioque ? Je ne sais pas. Je m’en fous. Le temps de compter jusqu’à trois, parole ! Pas plus, je jure. Jusqu’à trois : un, deux, trois ! Me v’là suspendu par un pied, la tête en bas. Je vois le monde à l’envers. Un monde pas très choucard : la vieille actrice, les trois tordus assassins. L’extrémité de mes doigts affleure à peine le sol. Pas moyen de prendre appui.
Et tu crois qu’ils me tiennent quitte, ces ordures ?
Penses-tu, Toto, c’est à présent que les festivités démarrent. C’est le Noir qui m’entreprend en premier, d’un coup de pied dans la poitrine. Le souffle stoppé, je pars à balancer. Le Jaune s’est filé de l’autre côté, et il me refoule en me shootant les meules. Je vais de plus en plus haut. Tout tourne. Ma jambe gauche doit s’allonger car j’ai l’impression qu’on me l’arrache. Ai-je arraché des pattes aux mouches, autrefois ? N’en ai pas souvenance. Ma cruauté devait s’exercer autrement, car les mouches me dégoûtaient.
Le troisième : l’oiseau, trouve un jeu pour lui. Il se place à bonne distance, et chaque fois que mon mouvement pendulaire amène ma frime à hauteur de sa ceinture, il me file un crochet. J’en morfle à la mâchoire, à la tempe, sur l’oreille, sur le crâne, partout. Un au cou, si je te disais, le plus douloureux. Mon corps, lentement, se disloque. Pauvre Ravaillac, qui fut écartelé ; pauvre Damien…
Je me disperse en pièces, lambeaux, morcifs… Ce parpaing qui me donne envie de dégobiller mon cœur, tu penses qu’il m’est arrivé dans les roustons ? Ma cheville doit enfler, éclater. Je vais me désosser. Me dépiauter tout. Faudra qu’ils nettoient la salle de gymnastique à grand jet.
Et pourtant, mon entendement s’obstine à fonctionner. Preuve que ma pensée vacille moins que mon corps. Ils ne veulent pas me buter tout de suite, sinon ils m’auraient refroidi en même temps que la pauvre petite Thérésa et que son arrière-grand-dabe.
Je maudis le Vieux. Son plan à la con, à la noix, à la gomme, à la chiasse, à la mords-moi-le-nœud, à la va-te-faire-mettre ! Son plan de chef sénile. Son plan d’enfoiré mondain ! Son plan pour bandes dessinées d’écolier.
Tout cela pour rien. Pour la peau ! Pour rire.
T’entends, gueule de bite ? Pour RIRE !
Pauvre carcasse contractée, mutilée, torturée, dont chaque pore appréhende la seconde qui va suivre ; dont chaque cellule souffre. Pauvre chair que trop j’ai nourrie et qu’on martyrise. Plus jamais de homards à la nage, de truites au bleu, de cuisses de grenouilles…
Plus jamais de pigeonneaux étouffés.
Et puis, d’abord, tel que c’est parti, plus jamais rien, hein ? Tout en moi est souffrance. Nausée, agonie, perdition. Je naufrage à l’intérieur de moi-même. M’auto-ensevelis. Je suis ma mort et mon cimetière.
Les carnes immondes ! Qu’attendent-ils de moi ? Que je parle ? Pour leur dire quoi ? À moins qu’ils ne se vengent d’une chose que j’ignore encore ? Ces diaboliques usent d’un procédé nouveau pour moi : ils me torturent avant de me questionner ! Ils ne me laissent pas le temps d’organiser ma résistance. Non, sans perdre une seconde, ils me réduisent à l’état de loque. Ils tuent mon énergie, annihilent mon courage.
D’un balancement l’autre, d’un gnon l’autre, d’une meurtrissure l’autre, j’ai le temps d’entrevoir la vieille, dans sa petite tenue de gym, qui contemple la scène sans émotion.
Le temps que tout cela dure ? mon pauvre vieux, excuse-moi, j’ai oublié de déclencher le chrono.
Quand ils en ont leur claque, des claques ; que je les ai fatigués par mon inertie obligatoire, ils s’arrêtent. Je les entends qui respirent fort, par le nez. Je les sens qui puent la sueur. Je les vois se masser, qui le poing, qui le genou.
Ma balancerie continue en décrescendant. Voici qu’enfin j’immobilise et me mets à pendre comme une chauve-souris, le jour.
Tout mon être est en feu. Je ruisselle : sueur et sang. Ça me bourdonne de toute part : le crâne, la poitrine, le bide.
La mémé passe un peignoir de bain dans les tons ocres. Elle claque des doigts pour je ne sais quoi. Vite, le Jap va quérir un tabouret de métal qu’il pose près de moi.
— Ici, miss Linda ? il demande.
Le nom de la vieille me revient : Linda Benson.
Elle s’assoit près de moi. Je vois sa bouille à l’envers, ce qui ne l’arrange pas. On croirait le masque mortuaire d’une guenon. L’âge, c’est ce qu’il y a de plus dégueulasse en ce monde. De moins tolérable.
— Vous pouvez parler, commissaire ? elle me demande.
— Naturellement, clapoté-je, je vais en profiter pour vous signaler que, quand on vous regarde à l’envers, on s’aperçoit des imperfections de votre râtelier. Vous avez tort de chipoter sur la prothèse dentaire, miss Benson, à votre âge elle est capitale.
L’oiseau s’avance, furax (peut-être veut-il cacher son hilarité).
— Je crois qu’il n’a pas encore compris, miss Linda, dit-il.
Elle fait un geste effaceur avec la main.
— Laissez !
Puis, à moi, sans s’émouvoir.
— Vous savez qui nous sommes ?
— Vous, oui, j’ai vu certains de vos films quand j’étais petit.
— Et eux ?
— J’ai eu l’occasion de constater qu’ils sont de parfaits tueurs à gages et des chourineurs de première force.
— On a déjà entendu parler du « Code Z », en France ?
Là, elle me marque un penalty imparable. J’en reste comme un parapluie accroché à une patère noire. Le « Code Z » ! Tu parles, Jules. La plus terrible organisation secrète de ces dernières années. Ayant recruté les tueurs les plus chevronnés de la planète et tous les bons agents secrets en rupture de réseau, elle a constitué une petite armée de l’ombre, implacable, capable de tout et s’y livrant.