Je mate le drap. Il ne comporte pas un trou supplémentaire, à croire que le flingueur a craché au plaftard.
Mais que signifient ces cris qui me parviennent. Ces gémissements, ces geignades ?
Quelques coups de feu isolés ramènent le silence complet, comme le font les coups de grâce.
Après quoi, un pas s’approche de mon réduit, une main décidée écarte le drap. Je me trouve en présence d’un malabar blond, beau gosse, à la mâchoire carrée et au regard de porcelaine. Il a, en guise de bâton de vieillesse, une mitraillette fumante qu’il tient à bout de bras par sa crosse évidée.
Il me considère d’un œil inquiet, comme s’il redoutait de me trouver endommagé. Comprenant que je suis indemne, il a un hochement de tête satisfait et vient me délier.
— Vous avez fait l’entrée la plus remarquable de ma carrière, lui dis-je. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je suis prêt à vous signer un certificat pour l’attester.
À tout hasard, j’ai parlé en anglais, langue diplomatique, comme tu ne peux l’ignorer.
Le beau blond du square Montholon renifle.
— On dirait ! répond-il dans le même idiome, et avec une telle absence d’accent étranger à celui-ci qu’on peut en déduire qu’il l’emploie depuis le sein maternel.
Je suis tellement engourdi par le traitement saucissonnesque des Linda Benson’s boys que je reste un moment sans pouvoir m’arracher au fauteuil. C’est le blond qui m’aide. J’exécute quelques pas de robot penchant ; le noble sang de mes aïeux se remet à circuler dans mes veines altières.
Cette vision, mamma mia !
Pêle-mêle, les quatre z’hommes gisent sur le sol, sanglants, sans gland, sanglés dans la mort. Troués pire que des tickets de métro dans leur corbeille qu’on doit les jeter pour laisser ces lieux aussi propres qu’on les a trouvés. Fracassés, éclatés, vidés, énucléés, massacrés, décervelés.
Bonne bourre aux femmes de ménage !
Mon sauveur enjambe ces carcasses et me fait signe de le suivre, ce que j’empresse. On grimpe au reste-chaussé. Là, se trouvent deux autres gars en compagnie de Linda. Ces messieurs sont un tantisoit plus âgé que le blond. Y’a un rouquin éclaboussé, avec un nez en issue de tromblon, et puis un type cuivré, à l’œil plus mort que ceux des sardines en boîte (lesquelles son étêtées, je m’amuse à te le rappeler).
Le cuivré tient la mère Benson en joue, négligemment. Il est perché sur le coin de la table, le flinguche posé sur son genou, mais prêt à lui distribuer ses titres de voyage pour Luciferland. L’ancienne actrice est assise dans un fauteuil de cuir. Sous son maquillage, on lit la peur, comme on lisait la sainteté sous celui du cardinal Daniélou.
Le blond ne dit rien, mais s’approche de la mémé. Il tire de sa poche une recharge pour sa mitraillette, l’enclenche dans l’arme dont il dirige le canon vers le ventre de la vieille femelle.
Elle murmure, comme dans ses meilleurs rôles :
— Vous n’allez pas tirer sur une femme, garçon ?
— Si, fait laconiquement le beau blond en larguant sa camelote.
Ça se passe très bien, sans chichis, entre gens de bonne compagnie. La mère Machin morfle sa série gagnante dans un tas de bidules que si je connaissais mieux l’anatomie je pourrais te causer, mais quoi, ma culture n’est pas universelle, hein ? On ne peut pas écrire comme j’écris, faire l’amour comme je le fais, et en plus être professeur de droit romain à la Faculté de Médecine, non ! Faut en laisser un peu aux autres.
Linda, là, sous mes beaux yeux écarquillés, rend une âme qui n’avait plus l’éclat du neuf. Elle est tassée dans son fauteuil, sur la béance de son bide en charpie. Couvant sa mort comme une dame enceinte son embryon d’homme, avec une figure plus vieillotte qu’au temps de son vivant, plissée soleil, rabougrise. Pas joyce, la pauvre personne. Cette fois, le « Code Z » est en grand deuil.
Les deux autres n’ont pas réagi. Simplement, le cuivré a enfouillé son jeu désormais inutile.
L’autre, le blond carotte, se racle la gorge.
Il désigne au nettoyeur d’étrangers un magnétophone. Mon copain, l’ange gardien, opine. Son accessoiriste pousse la commande et bientôt j’entends ma confession à Linda à propos de la valise. Le blond prête une oreille attentive, comme un mélomane assistant à un concert de M. Georges Prêtre.
Puis il me dit :
— C’est vrai, tout ça ?
Pris entre l’Arve et la Corse, moi, je chique le gars dubitatif. Jouissant à nouveau de mes facultés, je ne puis retrahir le Dabuche. Alors, j’opte pour une solution en colimaçon. Un clin d’œil. Tu sais ? À la « non, mais pour qui me prends-tu ! ».
Mes petits camarades n’insistent pas. Le rouillé prélève la bobine sur l’appareil et la glisse dans sa poche.
— On pourrait se retirer, non ? suggère le blond.
J’admets qu’en effet, on pourrait.
Et puis alors, ils ont une tomobile, là dehors. Bleue, américaine, avec des phares à paupières. On s’y entasse à la va-comme-je-te-fourre. La vie n’est qu’une continuité. Qui a dit un recommencement ? Commencement zobanche ! Qu’est-ce que t’as déjà vu recommencer, toi, à part ta feuille d’impôts ? Et encore : la somme change chaque fois.
Je pense qu’hier, des gus siciliens m’ont embarqué dans une guinde. Et puis ce matin, les archers défunts de la défunte maman Linda. Et à présent, ces inconnus dont la bienveillance à mon endroit me laisse songeur.
— C’est indiscret de vous demander qui vous êtes, bien sûr ? j’hasarde à l’intention du blond.
Tu sais ce qu’il me répond ?
— Pfff…
Nature. Pffff… avec une moue désabusée, comme si ce qu’ils sont n’avait pas de signification, comme s’il en avait plus ou moins honte.
À quoi bon insister ? Un type, ça parle quand ça veut, surtout lorsqu’il est à trois contre un avec plein d’armes de précision, dûment graissées, et dont la garantie court encore.
Je me contente d’admirer le paysage. Ce qu’on calanche en Sicile ! T’as fais le compte ? Non ? Ben vas-y, moi j’ai la cosse.
J’aimerais savoir ce qu’est devenu mon cher Béru.
On roule bientôt plein gaz sur une route dégagée. De temps à autre, on double un attelage paysan. Des types aux gueules burinées font des bras d’honneur en réponse au klaxon de notre carrosse. Quand on atteint un charmant village, au bord de la mer, le conducteur (c’est le rouquin) va se ranger dans le port. Un canot à moteur se dandine à l’amarre comme un canard qui vient de trouver un trognon de pain détrempé dans sa mare.
Le blond et le cuivré descendent.
Le blond se tourne vers moi.
— Vous venez, vieux ?
— Où allons-nous ?
— En mer.
Je quitte la voiture.
— Et si je refusais de vous accompagner ? demandé-je.
Il hausse les épaules.
— Pourquoi refuseriez-vous ?
C’est vrai, ça : pourquoi je refuserais ?
Le barlu bat, comme on dit dans les pages maritimes des romans cheap (comme c’est le cas présent) pavillon panamien, ce qui, t’en conviens, ne me renseigne nullement sur sa nationalité fondamentale. C’est un barlu assez moche, mi-yacht, mi-cargo. Il aurait besoin de peinture, et aussi d’être refait. On le sent délabré, poussif, pas loin de la casse. Encore une tempête et il ira au Ris-Orangis des rafiots. Ce machin, selon moi, il ne sert plus qu’à la contrebande. M’étonnerait qu’il eût traversé l’Atlantique au (long) cours de ces trente dernières années, ou alors c’était sur le pont d’un porte-avions.