Un mec vaguement déguisé en capitaine, mal rasé et d’aspect débraillé, nous regarde radiner, accoudé au bastingage.
L’échelle de machinchose est descendue. On grimpe à bord. Le pseudo-officier n’a pas bronché, pas plus que tu ne te mets en frais dans un jardin public lorsque le balayeur remue les feuilles mortes pour mimer du Prévert.
Nous gagnons une sorte d’espèce d’habitacle, au centre du barlu. C’est vitré en verre teinté et on ne voit rien de l’extérieur.
Eh ben, mon vieux, c’est dommage. Quelle surprise ! Dès que t’as franchi le seuil tu crois rêver. V’là que tu déboules dans un luxueux salon, pas grand, mais admirablement décoré. C’est même raffiné, dans le genre. Moquette claire, épaisse, tapis de Chiraz, murs tendus de velours grège avec deux Vassarély exécutés par les enfants des écoles ou les petites infirmes de la fondation Dunœud tellement qu’ils ont l’air vrais. Les fauteuils sont profonds. Les quelques meubles bateaux, anglais-dix-neuvième, et le personnage à tempes grises qui nous attend en éclusant un scotch, ressemble à un armateur de Jules Verne.
Je siffle, admirativement.
— Mazette, que je dégoise, v’là un bâtiment qui cache bien son jeu. Si les machines correspondent à ce salon, votre barcasse doit se comporter comme un hors-bord.
— Elles correspondent, assure le blondinet.
En américain courant, il met le personnage à rouflaquettes au courant des péripéties que toi tu sais déjà. Ensuite, le cuivré lui fait écouter la bande du magnétophone sur un appareil habilement camouflé, qui comporte la stéréo, la télé, l’eau chaude et la table de multiplication.
L’homme écoute en buvant trois autres wiskies. Sa biberonnanche se lit sur ses pommettes où elle a tissé une fine toile d’araignée violette.
Lorsque le silence est revenu, il pose son verre, joint ses dix doigts, par paquets de cinq, et déclare :
— Très intéressant.
Puis, à moi, d’une voix neutre.
— Vous êtes le commissaire San-Antonio ?
— Entièrement. Vous me connaissez ?
— Plus ou moins, oui. Que faut-il penser de ces déclarations ? On vous avait drogué, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
Mon « oui, mais » pêche à la traîne. C’est un oui tout mou, suivi d’un mais tout bête.
Il me stoppe d’un geste prompt.
Ce type, il a beau vider des bouteilles pleines, il conserve la tête froide. À part le mètre étalon déposé au pavillon de Breteuil, il ne doit rien y avoir de plus précis que lui.
— J’ai l’impression, murmure-t-il, que vous ne savez pas trop pour le compte de qui vous voyagez. Vos supérieurs vous ont chargé d’une mission apparemment sommaire, mais qui pourtant vous dépasse. Je reconnais bien là cette foutue marotte française qui consiste à toujours en dire trop ou pas assez. L’esprit cartésien, quoi. On se refuse à considérer un agent comme un simple rouage, alors on lui fournit un minimum d’explication pour satisfaire son orgueil. Et naturellement, cela fausse tout. Il se croit détenteur de la vérité et roule les mécaniques. Mais rien n’est plus dangereux qu’une partie de vérité.
Il se tait.
— À qui ai-je l’honneur de devoir ce brillant exposé ? lui demandé-je.
Il hausse les épaules.
— Comme je ne suis pas Français, j’ai le choix entre deux éventualités, commissaire San-Antonio : ou bien tout vous dire, ou bien tout vous taire.
— Personnellement je suis à fond pour la première.
— En l’occurrence, moi aussi. Vous voulez un whisky ?
— Après la vérité, c’est la chose qui m’intéresse le plus.
Il rit, me sert lui-même ; sans pleurer la marchandise. C’est de la dose travailleur de force.
— Pas de glace ?
— C’est secondaire.
— Moi, je n’en mets jamais, l’eau est si polluante.
Il adresse un signe à ses deux acolytes. Le blond et le cuivré nous quittent avec un maximum de discrétion. Ils se retirent comme la mer, à marée basse, sans qu’il y paraisse. À un moment donné ils ne sont plus là, et c’est tout.
— Je dirige une branche des Services Secrets américains, secteur Méditerranéen.
— Mes compliments.
— Pour bien piger, il faut parler clairement et tout reprendre depuis le début…
— J’aimerais infiniment.
— Alors résumez la situation, vous-même, et ensuite je rectifierai.
— Volontiers…
Je bois la gorgée propitiatoire, celle qui te ramone les muqueuses et te lubrifie la gamberge.
— Un agent de l’Est est passé à votre solde.
— Exact.
— Il devait opérer un gros coup en vous livrant des documents d’une extrême importance, mais dont, personnellement, je ne sais rien.
— Premier point d’ignorance, je vous éclairerai là-dessus, San-Antonio, continuez.
— Les Services de Renseignements français, mis au courant, ont tenté d’intercepter lesdits documents. Un de nos agents, dont j’ignore tout, également…
— Je vous parlerai de lui aussi, ensuite ?
— … est parvenu à chouraver ces documents en cours de voyage.
— Juste !
— C’est alors qu’à l’escale de Catane s’est situé un incident cocasse : l’agent double a eu son attaché-case dérobé par un voleur professionnel.
— Exact.
— Notre propre agent nous a remis les documents. Les responsables français ont alors décidé de brouiller un peu le jeu, par mesure de sécurité, et, pour blanchir leur homme, m’ont envoyé ici avec mission d’essayer de récupérer ostensiblement cette charognerie de valise. Et déjà, pas mal de gens sont morts pour cet attaché-case qui ne vaut pas plus de vingt dollars à l’heure actuelle.
— Rigoureusement faux, laisse tomber mon interlocuteur avant de drainer dix centilitres d’alcool pur jusqu’à son tube digestif.
— Qu’est-ce qui est faux ?
— Que la valise ne vaille plus rien. Moi, je vais vous reprendre l’histoire en remplaçant les cases vides ou fausses par la vérité, O. K. ?
— Tout ce qu’il y a de plus O. K., boss !
— Bien, tout d’abord, les documents. Ils sont relatifs à une mystérieuse base que les copains russes et leurs satellites aménagent dans la région méditerranéenne. Un truc expérimental, au plan purement scientifique. Il s’y prépare des machins pas piqués des vers, mon vieux, susceptibles de révolutionner l’humanité.
Un petit ricanement m’échappe.
— Je lis ça dans « Ici Paris », au moins une fois par mois. C’est un de ces moutons à cinq pattes dont le populo est friand.
Il hoche la tête.
— Le moment arrive où les moutons à cinq pattes vont se mettre à marcher, San-Antonio. Et comme ils auront cinq pattes, ils iront plus vite que les autres. Le truc inventé par les Russes a trait à une déviation de l’espèce.
— Pourquoi sont-ils obligés de venir faire ça dans la région méditerranéenne, c’est pas suffisamment grand, la Russie ?
L’homme aux favoris gris hausse les épaules.
— Comme disait ce professeur sur lequel un autre professeur venait de cracher : c’est leur problème, pas le mien !
— Bon, d’accord, base expérimentale, d’ordre scientifique, ayant pour objectif une déviation de l’espèce humaine, ensuite ?
— L’agent double nous alerte et promet de nous céder un dossier sur cette base. Les services secrets français apprennent la chose. Flairant la bonne affaire, ils branchent sur notre bonhomme un type de première grandeur, un dénommé Jean La Baule ; en le priant de dérober coûte que coûte les documents pendant leur transfert. La Baule réussit sa mission. Il dérobe les documents en question… et nous les remet, car cet homme travaille en réalité pour nous, et fait partie du noyautage Ouest-Europe. Ce qu’il donne aux Français, c’est des secrets de pacotille, fournis par nous.