Je perçois un martèlement à bord. Des pas font vibrer la coursive. Il y a des appels, des heurts. À un moment donné, j’entends nettement qu’on explore la cabine par laquelle j’ai accédé à la cachette. Et puis un claquement de porte. Du temps s’écoule. Je réfléchis à tout ce que m’a révélé Favoris-frisés. Ça me fait songer aux histoires à épisodes de mon enfance, que j’achetais sous forme de petites livraisons, chaque semaine à la papeterie-mercerie-journaux de notre quartier. Il y flottait, dans cette boutique, une odeur inoubliable, que je cherche en vain, ne retrouve plus. Une odeur qui m’a donné envie d’écrire. L’odeur de mon enfance. L’odeur des Pieds Nickelés, mes maîtres. Mes seuls maîtres d’à tout jamais. Quel sac d’embrouilles, je ne le redirai jamais assez : agents doubles, voire triples. Documents volés au voleur. Echangés, perdus… Valise truquée ? De l’écume de roman d’espionnage. Du brouet de feuilleton. Du mêli de mêlo. Personne n’y retrouve plus les siens. Tout le monde a trahi sa mission, y compris ton San-A. qui, parce qu’il était chargé d’une mission bidon de dissuasion, ne se fait pas tirer la sourde oreille pour jacter, se raconter en long en large, la pomme véreuse ! Et mon cher grand absent, mon Béru, pendant ce temps, dis, gueule de Zob ? Tu le situes où, en quel état ? En quel triste état ?
Brèfle, je commence à vieillir dans mon trou. Décidément, ma claustrophobie en prend pour son algarade ! Sépulcre, cercueil, oubliette, rien n’y manque.
Une pétarade de moteur naval me réconforte. Ces messieurs argousins s’en retournent bouffer la polenta, bredouilles. Fectivement, leur vedette traverse mon champ de vision et va mourir dans les confins.
Des crampes m’arrachent les muscles. Vivement la délivrance. Depuis combien de temps je moisis dans mon trou ? Plus d’une demi-heure, sûr ! Qu’est-ce qu’ils attendent, les amis Ricains, pour venir me délivrer ? Du moment que l’alerte est passée ? Je mijote encore, mort d’impatience. Et pour lors, le doute me point. Je me dis : « Et s’ils avaient décidé de te laisser crever dans ce trou, San-A. ? Après tout, maintenant que t’as craché ce que tu savais, ils n’ont plus besoin de toi. Ici, t’es gênant, à preuve : ils ont dû te planquer. Du temps qu’ils y sont, ils vont te laisser crever gentiment dans ton tuyau. Plus tard, en mer, ils n’auront qu’à te faire cadeau aux requins. »
Lorsque des idées pareilles t’assaillent et que tu te trouves dans ma posture actuelle, je te mets au défi de ne pas perdre la boussole. Me voilà en effervescence. Je remue à en faire éclater la coque du rafiot. À deux mains, après des tortillades d’homme serpent, j’empoigne le gros coude de l’appareil optique et je le pousse en avant. Dieu soit… Mais non, pourquoi « loué » ? L’essentiel est qu’Il soit.
Et Il est.
Puisque le hublot s’ouvre. Tu comprends, il ne comporte pas de système de verrouillage. Une forte pression en assure la fermeture hermétique grâce à une combinaison de ventouse.
Donc, en poussant fort, je parviens à l’ouvrir.
Le circus, les contorsions, les reptations, les efforts pour m’arracher du trou, je préfère pas te les relater. D’abord parce que t’en as rien à branler, égoïste comme je te connais, ensuite parce que c’est bien suffisant de les vivre que s’il faut remâcher tout ça, quoi, merde, on y passerait sa jeunesse, et alors y t’ reste quoi, quand tu l’as gaspillée, ta jeunesse, dis, diarrhée ? T’as l’air malin, branlant entre deux cannes, entre deux déconnages, entre deux rabâchages d’écroulé gâtoche. Vidé de ta substance. Et vidé par les autres, naturellement, ces fumières d’abeilles pompeuses qui t’écrèment tout ton pollen, foutre y compris, bordel ! Foutre y compris. Elles recrachent même pas. Glaoup ! Tout : le suc, le sucre, l’albumine, ces salopiottes. Pour ensuite laisser la place toute froide aux asticots qui t’en finissent. Te pratiquent l’ultime contrôle antidopinge avant de te mettre en fagot ! Chéris aztèques. Mon rêve, tu sais quoi ? Qu’on vienne me ramasser les asticots dans le sépulcre, un jour, pour la pêche. J’aimerais partir dans le matin frileux à côté des casse-graines. Me laisser embrocher par bestioles interposées sur les mignons hameçons. Venez tous à la cueillette, amis de la joyeuse gaule. Prélevez les bloches dans la région de mes burnes, ils seront plus gras, plus vigoureux et peut-être auront-ils, eux aussi, les yeux bleus. Tu peux pas savoir combien c’est irrésistible pour un goujon, des asticots à zyeux bleus.
Me voici extrait de la cache.
Plus chiffonné que la bergère qui garde ses troupeaux pendant les grandes manœuvres militaires. J’ouvre la porte de la cabine assez précautionneusement, vu que l’attitude de mes « sauveurs » ne me dit rien qui vaille la peine qu’on le peigne en doré.
Je file un bel œil curieux dans la coursive. Mon sang ne fait qu’un tour, mais alors de toute beauté. Même le Tour de France a moins d’allure que ce tour que fait mon sang, alors tu vois.
Un, dont le sang ne fait plus de tour du tout, par contre, c’est le brave captain Malcom. Tu le verrais gésir à rond ventre sur la moquette râpée, le visage dans sa casquette pleine de sang, sa cervelle posée à côté de lui, tu ne pourrais pas imaginer que ce monsieur a été vivant y’a pas longtemps. En tout cas, la vie, il a totalement oublié la manière de s’en servir.
Pressentant du louche, comme dirait Béru, j’enjambe ce « navigateur solidaire », et me dirige vers l’escalier. Mon pôvre ! Tu sais quoi, encore ? Le cuivré ? Je l’aperçois, dans une cabine dont la lourde est restée béante, à la renverse, ses membres décrivant une croix de Saint-André. Lui, il a effacé une louche de potage en plein poitrail. Et de deux. Je commence à me dire que les collègues ricains furent bien inspirés en me placardant. Ce faisant, tu veux parier qu’ils m’ont sauvé la vie ?
Je me mets à explorer les cabines. Dans une seconde, je trouve deux hommes d’équipage foudroyés pendant qu’ils jouaient aux cartes. L’un d’eux tient encore un brelan à pleines mains.
Dans l’escadrin menant au pont, il y a le cadavre du beau blond, décédé d’une balle dans la nuque.
Ce carnage ! Tu sais que la Saint-Barthélemy, en comparaison, n’a été qu’une partie de colin-maillard ?
Mister Favoris-frisés est toujours dans son fauteuil, avec un trou gros commak à la place de l’œil droit. Et puis, pour finir le lot, deux autres matafs en maillot rayé sont mortibus dans le poste de pilotage. En tout, huit personnages en quête de fossoyeurs. Tableau de chasse impressionnant.
Travail soigné, ratissage express. C’est sûrement pas des policiers siciliens qui ont opéré ce coup de main. Pour scrafer huit malabars, eux-mêmes armés, et qui n’exercent pas la profession de bibliothécaire dans une sous-préfecture, crois-z’en my old expérience, mais faut un commando sérieusement entraîné. D’accord, les autres n’étaient pas sur la défensive, croyant avoir affaire à des fonctionnaires officiels, cependant, je note qu’aucun des morts ne conserve dans l’au-delà la moindre attitude indiquant qu’il amorça un mouvement de défense. L’opération a été rudement menée. Nettoyage rapide. Deuil express, comme disent les teinturiers. Note que, de nos jours, pour ce qui est du deuil, ils en font leur deuil. Le noir se perd. De plus en plus, les veuves et les orphelins abandonnent sa bannière. Bientôt, tout comme à La Nouvelle-Orléans, on dansera le jerk ou la bamboula, ou le tralamonpaf aux enterrements. Foin de crêpes, on fera des crêpes, comme à la chandeleur. Moi, je préfère. La mort, c’est pas un cérémonial, mais tout le contraire. On ne fait pas monter la bière : on la fait descendre. Pourquoi marquer d’une pierre noire le jour où l’on commence à t’oublier ? Ah ! qu’il soit le plus-comme-les-autres possible, celui de ma glissade. Je ne le souhaite pas solstice de juin bien que je sois cancer, mais solstice de décembre ; le plus court possible, comprends-tu ? Que vite une première nuit passe sur mon absence pour en faire vraiment une définitive absence. Je veux un minimum de planches, de terre, de gens, de fleurs, d’encens, de pleurs, de noir. Oh oui, oh oui, par grande pitié et suppliance, très peu de gens. Ils m’auront tellement fait chier au temps de mes jours et parfois de mes nuits. Qu’ils s’abstiennent donc, ce beau jour-là. Qu’ils m’en fassent cadeau, de ma dernière balade en surface. Pas la peine, surtout, qu’ils se découvrent sur mon passage ; je ne leur répondrais pas. J’aurai enfin le courage de ce que je pense et, dans ma boîte, je serai moins mort que méprisant.