Or, pour donc, me voici maître d’un bateau chargé de morts. Tu ne trouves pas ça farce, toi ? Qu’est-ce que je pourrais te superlater ? D’aberrant, tiens donc ! Que ça se dit beaucoup de nos jours, aberrant. Dans n’importe quelle circonstance, à tout propos, pour exprimer ce qui te chante : le beau, le moche, le bien, le mal, tes opinions politiques et tes aperçus sur l’art. dans le fond, exister socialement n’est pas difficile. Il y faut une panoplie. Une poignée de mots-clés, quelques idées toutes faites, mais qui paraissent hardies, un brin d’impertinence, ta connerie lie le tout. C’est la béchamel universelle. Le fond de sauce de la turpitude humaine.
Donc, situation aberrante pour le cher Santantonio, seul à bord, comme un enfant de mutin, et bien emmerdavé de l’être. Ne sachant à quel cadavre se dévouer. Hésitant entre la proue et la poupe, bâbord et tribord, rester ou filer.
Coupé de tout, même de l’espérance. Blousé, bité, perdu. Je me convoque pour un conseil des sinistres restreint. Et je décide d’affronter les nécessités de cette pauvre vie dans leur ordre d’importance.
Primo : j’ai faim. Alors, vouère ise the cambuse ?
Quand t’as l’estom’ rembourré, tu considères les choses avec davantage de sérénité que lorsqu’il fait bravo. Moi, après une boîte de 125 grammes de caviar de la Casse-pied (comme dit Béru) et un demi-poulet froid, le tout arrosé d’une bouteille de brut frappée à bloc, je me sens redevenu Tarzan, mitigé Zorro, avec un soupçon de James Bond, bref, pour te résumer ça en un mot composé : San-Antonio.
Je décide d’attendre la noye avant de m’esbigner.
Pour passer le temps, j’explore le barlu de la cave au grenier, comme on dit dans la marine ; mais mes bons Ricains sont des gens de grande prudence car je ne découvre d’insolite à bord que des armes. De guerre las (pourquoi lasse, je ne suis pas de la pédale ?) je cramponne un matelas dans une cabine pour aller m’étendre dans la guitoune du radio.
C’est à ce genre de détail que tu vois le professionnel. D’aucuns seraient allés se zoner dans un coin douillet. Moi, que nenni. Aux aguets, toujours.
J’essaie de ne plus penser. C’est diff, tu sais, de s’abstraire lorsqu’on a le chou qui ronfle à six mille tours. Un vrai gyroscope, mon cerveau. Un de ces quatre soirs, tu vas me voir m’élever au-dessus de la ville, comme un hélicoptère. Bien droit, les mains jointes. Le jour de l’Ascension, nouvelle manière. L’irrésistible ascension de San-Antonio. En l’air, en l’air, tout le monde aviateur ! que disaient les patrons de manèges. Rien que par la giration de mes pensées. Tu m’imagines ? Un soir, à Roland Garros, dans la lumière des projecteurs ? Pfffroutttt ! Bonsoir, m’sieurs-dames.
À force de penser que je n’arriverai jamais à ne plus penser, je finis par m’endormir.
Un grésillement caractéristique.
J’ouvre les deux yeux à la fois. Car, mon pauvre gars, les auteurs qui te racontent qu’ils commencent par ouvrir un œil sont des fieffés menteurs qu’il faut plus leur acheter les livres sinon ça rime à quoi de payer pour se faire berlurer alors que t’as de grands écrivains, et je fais exprès de ne pas me citer, qui ont un tel souci de la vérité que s’ils avaient vingt-cinq centimètres de talent en moins, leur carrière résisterait pas. Non ? Je me mets à genoux d’abord. Ça, oui. L’imploration spontanée, sous-cutanée, et les talons sous cultanné aussi, du temps que ça se trouve.
Me relève en plein.
M’approche de la table aux appareils.
Coiffe le casque, pousse le tarabusteur d’opacité conjugale à inclination salpingiste, trémouille l’admission syndromagnétique, et décalotte le glandium triphasé.
« Apple appelle Newton » répète monocordement une voix surnasillée. « Apple appelle Newton. »
La pensée m’effleure que j’ignore le blase du barlu, n’ayant point eu l’occasion de le lire depuis le canot. Cependant, dans les steppes de la pensée san-antoniaise, se forme la déduction que mon barlu pourrait très bien se nommer Newton, ce qui justifierait l’appel d’une pomme.
Alors, moi, avec un aplomb de sans-filiste, je déclare, en exagérant mon nasillement pour que ça fasse plus américain :
— Ici, Newton ! Ici, Newton !
Sur fond de cinquième symphonie, naturellement.
La voix tombée des éthers reprend :
— Message pour Jupiter, message pour Jupiter. Notez.
— Prêt à noter, répond l’infaillible San-Antonio.
L’homme de l’espace se met à articuler :
— Dix par dix, stop. Trois cent soixante-cinq, stop. Deux mille livres, stop. N’a pas toujours été génisse, stop. Bain quatre, stop. Extrême urgence. Terminé. Veuillez répéter.
Je répète docilement.
L’autre dit O.K., puis interrompt le contact.
J’intervertis alors le potentiel d’inflation à conjonctivite écrémée. Et je me mets à potasser le message.
Y’a du rébus, là-dedans. Mais ce que je t’ai pas dit, non tu vas voir, prends une chaise et délace tes souliers, c’est que ce message m’a été virgulé en français.
Et c’est cela qui me donne à flairer son aspect rébus. Sinon, l’autre me l’aurait passé en angloche, non ? Pourquoi changer de langue ? Il causait anglais avant de dicter et il a repris l’anglais à partir de « Bain quatre ». Si y’a un chose que je suis doué, comme dirait le secrétaire perpétuel de l’agadémie, dont la main est affligée, je suppose, du mouvement de même nature, c’est bien les charades et autres devinettes pour noces et banquets.
Je me regarde droit au fond des yeux, comme si je serais la France, et je me déclare tout net ce qui va suivre et dont je t’engage à noter l’esprit de décision, indice d’une nature ferme, propre à l’individu volontaire dont, nana nanère…
San-Antonio, ce message français, tu vas donc le transcrire dans les dix minutes qui viennent, sinon plus jamais tu n’oseras te saluer quand tu te rencontreras dans la rue…
Voilà qui est parlé en homme, non ?
Alors je m’y colle.
Et ça me prend beaucoup moins de dix minutes.
« Dix par dix, égale cent. J’écris CENT.
« Trois cent soixante-cinq, c’est la durée d’une année, j’écris AN.
« Deux mille livres (à moins que ce ne soit des livres sterlinges) donnent une tonne. J’écris TONNE.
« Une qui n’a pas toujours été génisse ? Dis, ce ne serait pas Io, la fille d’Inachos ? J’écris IO. »
Et relis l’ensemble déjà obtenu.
T’as déjà maculé le résultat, pomme à l’huile ?
CENT AN TONNE IO soit, si tu veux bien que je le réintègre dans son contexte initial, comme diraient les commentateurs de radiotévé qu’ont un sens forcené de la concision : SAN-ANTONIO.
Deux minutes, il m’a fallu. Pas même. Je le humais, çui-là. Ça filouille vilain à mon propos. Je suis l’objet d’une effervescence qu’à coup sûr je ne mérite pas. Toutes les forces secrètes conjuguées sur la Méditerranée me croient en possession de choses que je ne soupçonne même pas. On ne prête qu’aux riches. Et moi, démuni, ignare, égaré quasiment, je joue les paumés pour moi tout seul. Au bénéfice exclusif de mon ange gardien. Les autres m’estiment superman, alors que je ne suis que supercon. Le peu que je savais je l’ai dit, répété… Je mendie des lambeaux de vérité. Je fais les poubelles pour essayer de piquer un trognon de tuyau pas trop pourri, une épluchure d’indication, un déchet d’hypothèse. À se fendre le pébroque, te dis-je !