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Au petit jour, j’hésite à lui remettre le couvert. Des bruits m’ont réveillé de bonne heure. Celui des pêcheurs de retour de la sardine et du merluchard. Je l’admire à la lumière du jour. Un lot de grande qualité, espère. Une pureté de lignes, de traits, de volumes. Une couleur de peau et une couleur de cheveux bouleversantes. Tout compte fait, je préfère ne pas l’entreprendre maintenant. J’ai autre chose à foutre, si je puis me permettre. Et ça urge.

Je me lève et, négligeant le broc d’eau croupie avec ses mouches mortes d’hydrocution, je vais me toiletter à la pompe de la courette. L’albergargotier est déjà debout, en ceinture de flanelle. Je lui explique qu’il me faudrait un véhicule pour suppléer le mien, défaillant. Il fait la grimace. J’insiste. Il fait la moue.

Je lui propose du fric. Il fait risette. Brèfle, une plombe plus tard, on quitte Mandolina, Ulla et mézigue, au volant d’une petite charrette sicilienne traînée par un mulet du nom de Pomponito.

* * *

Tu sais que pour un mulet il est assez fringant, Pomponito ? Il trottine sur la route blanche, yop yop… Ulla somnole à mon côté, la tête contre mon épaule. En voilà une qui prend la vie comme elle vient. Pour peu que t’aies pas une zézette en déconfiture (de groseille) à lui proposer, elle te suit sans demander d’explications.

Coiffé d’une vieille casquette chouravée dans l’appentis de l’aubergiste et avec ma barbe poussante, mes harnais fripés, je peux, dans la foulée (et sur la charrette) passer pour un naturel du pays.

Rien de tel que le trot d’un mulet pour t’inciter à la méditation et permettre le développement de tes pensées. Ce qui tue l’intelligence, aux heures de ce jourd’hui, c’est la vitesse. L’homme n’a pas le temps de s’installer dans ses pensées. Il ne peut plus réfléchir. Il agit en puisant dans ses réflexes sans les renouveler en énergie ciboulotarde. Alors, fatalement, les réflexes s’émoussent et périclitent. On finit par vivre par saccades, comme des braques, comme des branques.

Moi, sur cette route paisible, pleine d’odeurs d’été, derrière le fion de mon mulet, avec cette jolie gosseline endormie contre ma hanche, je vois venir le futur à petite allure choucarde. Et pour le coup il me paraît simple et tranquille. Je me règle la lorgnette vie à ma vue, tu piges ?

Je gamberge en souplesse, dans le moelleux d’une cervelle qui va au trot de mulet.

Je me dis ceci : « Les chefs ricains ont donné l’ordre aux gars du barbu de t’anéantir. Pourquoi ? Parce qu’ils venaient d’apprendre que tu ne pouvais rien pour eux. Cela, ils l’ignoraient le matin même puisque le commando du bord est venu te délivrer à grand renfort d’hécatombes. Alors, qu’est-ce qui a pu se produire, entre l’instant où on t’a délivré du “Code Z” et celui où la radio du bord a transmis cet ordre codé ? Eh bien, simplement ceci, compagnon : les big chiefs de Favoris-frisés et consorts ont mis la main sur les fameux documents ; ou du moins ont appris que je ne les possédais pas.

Dès lors, pourquoi me liquider, puisque, simplement j’étais devenu inutile ? Ce n’est pas tellement grave d’être inutile.

Eh bien : j’étais inutile, mais dangereux, parce que je savais des choses sur ce bigntz. On tue beaucoup dans cette affaire, sans hésiter, en série. On tue parce que tous les protagonistes ont le souci d’effacer les traces de l’opération, qu’ils appartiennent à un bord ou à un autre. N’importe le clan, il faut laisser place nette.

Et je continue de démouliner ma moulinette.

De tisser ma toile.

Avant d’atteindre Catane, je réveille Ulla.

— Vous savez conduire un bolide comme celui-ci, chérie ? demandé-je en lui tendant les rênes.

Ça l’amuse.

Les petites filles sans cervelle, un rien les fait pouffer. La v’là qui se met à driver Pomponito en gloussant de joie. Et le mulet, bonne pâte, ou galant animal, se met à galoper à hybride abattu.

* * *

— Vous avez tout bien pigé, mon petit ange ?

— Parfaitement bien.

— En ce cas bonne bourre, moi je vous attends ici. Vous saurez retrouver ?

Elle opine et je saute de la carriole.

C’est un endroit peinard que celui où je viens de descendre. Isolé. Une masure en ruine, sans toit ni loi, envahie par les ronces. La nature, quand elle reprend le dessus, elle est féroce et commet des dégâts irréparables. La fermette de jadis n’est plus qu’un énorme monticule recouvert de plantes plus ou moins rampantes et épineuses. Toutefois, il reste un vide dans le milieu, sous un reliquat de charpente en ruine. Un coin ombreux, frissonnant de lézards, comme écrivaient les dames du Fémina à l’époque où elles écrivaient.

Je m’arrange un coin pour attendre.

Se préparer des forces, quand on le peut. Déconnecter son petit système pour soulager le compteur.

Je ne dors pas.

Je pense.

C’est donc te dire si je suis !

* * *

Le grincement de la carriole dont les essieux rêvent d’huile chaque fois qu’ils passent devant un olivier. Et puis un hennissement joyeux de Ponponito. Cet animal, je te jure qu’il en tient pour mézigue. On est en sympathie, les deux.

Je coule un œil prudent sur le dehors. Le soleil est à vif. La campagne miroite dans la chaleur, comme si elle était mouillée. Elle est mouillée de lumière. Belle dans ses tons ocres… La terre, les plantes…

Bravo pour Ulla, elle est parvenue à lui mettre la main dessus, à le convaincre. Et elle me le ramène sans histoire, dans la gentille carriole aux ridelles ouvragées et peintres.

J’attends qu’ils soient parvenus à hauteur de la masure. Et alors je sors, un feu à chaque main, exactement comme y’a lieu de pratiquer dans les vouesternes de bonne tradition.

En m’apercevant, Donato Convolvolo, pousse un juron destiné à sa compagne. Comme c’est du sicilien pur fruit, je pige seulement le sens général de la déclaration, et il me semble que ça ne doit pas être extrêmement courtois.

— Lève les pattes, Azor, et saute de cette charrette, l’interromps-je, au moindre geste je te tire tellement de bastos dans les jambes qu’elles ressembleront ensuite à celles d’un escargot.

Il se résigne.

Pas de grand cœur, certes, mais avec la conviction profonde de ne pouvoir agir autrement.

Il me toise d’un œil méprisant.

— Surtout ne fais pas ton snob, Donato ; le snobisme, c’est pas autre chose que de la timidité. Viens, approche sans rechigner. Depuis le début, je te répète que je ne te veux pas de mal, seulement tu n’en fais qu’à ta tête et tu compromets tout, comme un chien fou qui renverse son écuelle de lait.