— Tendre amie ?
— Je crois que vous pouvez nous faire gagner du temps. On va vous boucler avec votre ami Donato. Essayez de lui arracher les vers du nez.
— Faut-il que je me mette également à bêler pour davantage ressembler à un mouton ?
— Vous savez que l’heure n’est plus aux démonstrations d’honneur, San-Antonio ?
— L’heure est toujours à l’expression la plus haute de sa personnalité, demoiselle Ulla. En outre, je sais pertinemment ce qu’il advient des peaux de bananes après qu’on ait mangé la chair qui se trouvait à l’intérieur. Si j’avais six ans d’âge, vous pourriez me promettre la vie sauve en échange de mes bons et loyaux services. Mais dans le cas présent, vous ne possédez aucune monnaie d’échange, si ce n’est la torture, la classique, l’éternelle, la bonne vieille torture. Or, réfléchissez : elle représente pour moi l’unique prolongation de vie envisageable puisque, tant que je résisterai à vos sévices, je reculerai l’instant fatidique où vous n’aurez plus besoin de moi.
« Or, vous êtes très pressés, dites-vous ? Et “ceux d’en face” aussi. En outre, s’ils ont découvert le traitement infligé à leur équipe du bateau, ils vont mettre les bouchées doubles et ces bouchées doubles seront des bouchées d’ogre, mon Ulla… Alors, moi, que voulez-vous, je reste sur mon quant-à-moi et m’en remets aux soins éclairés de la Providence. Cela peut vous sembler puéril et d’un romantisme éculé, je sais bien. Mais chacun ses recettes. Il y a des gens qui guérissent grâce aux sulfamides et d’autres qui doivent leur salut à l’eau de Lourdes ; bien que je reconnaisse que les premiers sont en plus grand nombre, je ne puis nier la réalité des seconds. Là où la chimie est impuissante, le psychique gagne la partie, quelquefois… »
Si elle ne bâille pas, c’est uniquement par une sorte de respect humain, afin de ne pas sembler conventionnelle. Car, tu sais bien qu’au ciné, la belle tortionnaire, ou César, ou le gus qui joue Himler, se décrochent la mâchoire chaque fois qu’on leur parle le langage de la raison et surtout celui de la pitié.
— Vous dites des choses passionnantes, San-Antonio ; seulement je vous ai expliqué que le temps nous pressait. Alors, voilà…
Elle a un geste coquet, du tranchant de la main, pour rectifier sa mèche blonde.
— Il faut que d’ici deux heures vous ayez percé le secret de Convolvolo. Deux heures, pas davantage…
— Sinon ?
Elle fronce les sourcils.
— Pardon ?
— Ce genre d’exhortation s’accompagne immanquablement d’une menace. On dit « Il faut que vous fassiez cela, sinon vous aurez la tête arrachée », non ?
— Exact.
— Alors, Ulla bien-aimée, sinon, quoi ?
La fuligineuse blonde lève la main pour m’intimer de patienter et tourbricotte ses manettes, bitougnaux, clapouillards et autres stimbulingues.
— Sinon, ça… fait-elle.
L’image de Donato s’anéantit sur l’écran. Une autre lui succède. Brouillée au départ, compacte, filandreuse. Mais qui s’étale et se précise pour donner, tu sais quoi ? Bérurier.
T’esgourdes, dis, Beethoven ?
Roulez, tambours. Grondez, tonnerre. Ejaculez, singes lubriques. J’ai bien dit et je répète : Bé-ru-rier.
Mais tu le verrais en situation, le gros…
Attends, on va tourner la page pour se donner un peu d’oxygène, y’a pas le feu, si ?
Magine-toi sa majesté, toute nue.
Et à quatre pattes.
C’est du spectacle, non ?
Mais cela ne constitue pas le principal du pittoresque, pas plus que le pittoresque du principal.
Y’a pire.
Ou mieux, le selon comment que tu prends les choses.
Donc, Alexandre-Benoît est à quatre pattes, dis-je, mais dans une sorte de bauge, en compagnie d’un cochon aussi gros que lui et peut-être aussi gras. Le porc se frotte à lui, tendrement, et Bérurier lui rend ses caresses, non pas de la main, mais de la joue. En bref, les deux personnages semblent être au mieux.
Je regarde Ulla, interloqué.
Elle est pince-sans-rire, la gosse, car tu sais ce qu’elle me dit ?
Elle me déclare le plus sérieusement du monde :
— Rassurez-vous, ce goret est une truie, il n’est pas question de libérer des instincts contre nature. Je ne crois pas que l’accouplement puisse avoir lieu avant un mois, car votre auxiliaire commence seulement le traitement, toujours est-il qu’il a déjà des élans de tendresse, comme vous pouvez le constater.
Tout bredouilleur, comme une Anglaise de la High qui sort du couvent, je commence par le commencement :
— Mais comment se fait-il qu’il soit ici ?
Ulla hoche la tête.
— Mystère facile à élucider, mon cher. L’autre nuit, nous surveillions la maison de Dom Cesarini où l’on avait amené le baron Populi qui nous intéressait pour les raisons que vous devinez. Le fait que ce filou soit retenu prisonnier par ses amis nous donnait à espérer qu’il possédait encore l’attaché-case. Aussi, lorsque Cesarini et lui sont repartis, dans la nuit, en compagnie de quelques hommes, dont ce M. Bérurier, les avons-nous… interceptés. Courte échauffourée au cours de laquelle Cesarini et ses sbires ont trouvé la mort.
Mort, Cesarini ! Voilà donc pourquoi il n’avait pas reparu au matin, lorsque sa petite-fille m’a apporté le caoua chez le grand vioque !
— Nous avons embarqué Populi et votre type, mon cher. Un interrogatoire poussé, très poussé, nous a permis de constater que ni l’un ni l’autre ne pouvait nous renseigner. Alors, nous les avons amenés ici pour qu’ils participent à nos expériences.
— Quelles expériences ?
La promptitude et aussi la naïveté de ma question semblent la déconcerter. Puis elle se décide et le fait qu’elle me dise la vérité me renseigne sur mon avenir. Dorénavant, je ne sortirai plus d’ici.
— Dans cette base camouflée, certains savants étudient une mutation de l’espèce humaine. Je ne veux pas m’étendre sur une aussi grave question, puisque le temps nous presse ; sachez seulement que ces chercheurs sont en train d’opérer un croisement de l’homme avec l’animal afin de réaliser chez ce dernier une promotion spirituelle. Ils partent du principe que chaque humain ressemble à un animal donné. Par un procédé qu’ils ont mis au point, ils parviennent à accentuer extraordinairement ce mimétisme au point que le sujet traité finit par s’identifier à la bête qui lui sert de modèle. Vous allez voir…
Une nouvelle image remplace la pitoyable scène de Bérurier flirtant avec sa truie.
Elle nous découvre, dans une grande cage, deux formes insolites. L’une est un grand singe, l’autre quelque chose de moins précis mais qui ressemble à un singe.
Ulla grossit sur l’individu en question. Un grand malaise me biche. Cet être qui bascule dans la nuit animale est terrorisant. Tu retiens ton souffle, à considérer son formidable système pileux, son nez dont la camardise finit par se confondre avec la bombure du front, ses petits yeux clignotants, ses oreilles en conques, sa bouche proéminente dont les lèvres sont promptes à découvrir la denture. Mais ce qui surtout impressionne, c’est la longueur des bras. Ses mains atteignent le niveau de ses mollets. Et les doigts se recroquevillent comme ceux des arthritiques.
Ulla règle son appareil jusqu’au très gros plan. Elle capte alors des yeux éteints, sans conscience, qui regardent autour d’eux sans s’arrêter à la notion des objets.
La jeune fille passe ensuite sur la guenon. Le mimétisme est hallucinant. Indiscutablement, déjà, ces deux êtres sont unis par des caractéristiques fondamentales.
— Stupéfiant, n’est-ce pas ?
Ma parole, elle en est fière, comme une bonne petite ménagère est fière de la tourte aux quetsches qu’elle vient de cuisiner.