— Mais… Mon ami, il faut…
Elle rebitougne le scarpin chipolateur.
— Stoppez le dispositif « C ».
C… comme cochon.
Ton San-Antonio surmené exhale un soupir qui ferait choir d’un seul coup toutes les pommes de Normandie.
Dont moi !
Si une chambre sans fenêtres et dûment verrouillée peut être appelée « cellule », alors me voici dans une cellule en compagnie de Donato. Mais cellule confortable.
Il est un peu hagard consécutivement au traitement qu’il vient de subir, le frelot de la malheureuse vulcanisée.
Ses lèvres blanches remuent pour des mots indécis. Son regard semble ne pas me reconnaître.
J’attends que ça se tasse.
M’est avis qu’on doit nous observer attentivement, et nous écouter de même, bien que je n’aperçoive autour de nous ni micro ni caméra. Ils se sont admirablement équipés dans cet ancien monastère, ces messieurs-dames.
Ils continuent de jouer le jeu. D’où ces paras en robe de bure qui, dévotionneusement arpentent le jardin monacal ; pour d’éventuelles photos aériennes, probable. Ils constituent la couvrante. Mais ce que vous ne voyez pas en magasin, vous le trouverez à l’intérieur.
À tous les étages, des rayons singuliers.
Que j’aimerais visiter. Assurer un reportage sur cette caverne infernale, interviewer les monstres qui s’y mijotent, crois-moi-z’en, ce doit être passionnant.
— Tu vas mieux, fils ?
Les cercles concentriques de son regard se rassemblent. Une lueur d’intelligence point en ses prunelles.
— C’est vous ?
— Tu vois…
Bon, va falloir l’entreprendre. Le poulet devenu mouton : fable !
Il mate ce qui nous entoure. Une pièce tapissée en paille de riez de couleur… paille. Des meubles fonctionnels, plutôt modernes. Aux murs, des reproductions photographiques représentant des compositions florales.
— Souffres-tu, Donato ?
— Non, mais j’ai la gueule de bois.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien.
— Tu as parlé ?
Il bondit. Bon Dieu, il ne songeait pas à cette éventualité ! Sa vadrouille dans le sirop l’anéantit. Il ignore tout de son coma. Pendant un certain laps de temps, il a été absent du monde et qui pis est, de lui-même.
Il a besoin de se raccrocher à une espérance, comme tous les hommes en danger.
— Vous croyez ?
— Tu verras bien.
— Comment ça, je verrai ?
— Comme ils veulent à tout prix savoir, si tu n’as rien dit, ils t’entreprendront de nouveau, et cela jusqu’à ce que tu te mettes à table.
Ça lui jaillit spontanément, farouchement du plus profond de l’âme :
— Je ne dirai rien, c’est impossible !
— Avec eux, tout est possible.
— C’est quoi, ces gens-là ?
— Peut-être des Ruskofs, mais je n’en suis pas certain. Je peux même ajouter pour ta gouvernante (comme dirait mon pauvre Béru) que je doute de plus en plus qu’il s’agisse de Soviétiques. À présent que je connais la nature des recherches entreprises ici, je ne vois pas pourquoi les Popofs prendraient le risque de camoufler un ancien monastère méditerranéen pour y pratiquer des expériences qu’ils auraient tout le loisir de réaliser sur leur immense territoire, non ? Soyons logique.
Un silence. Donato a du cloaque entre les mandibules. Rien de plus fâcheux pour l’haleine que les médicamentations.
— Tu devrais bien réfléchir à la situation, Donato.
— Bien sûr.
— S’ils sont en mesure de dénicher ta planque, tu aurais peut-être intérêt à parler.
— Ils ne la dénicheront pas.
— Tu sais, en ce bas monde, aucune cachette n’est inviolable.
— La mienne, si.
— Crois-tu pouvoir résister à la torture ?
— Oui.
— Aux piqûres amoliantes ?
Il secoue la tête.
— Ils ont commencé par là. Alors si je n’ai rien dit, je ne dirai plus jamais rien.
Je me penche à son oreille, décidé à tenter un coup.
— Fais gaffe, bonhomme, on nous voit et on nous écoute. Si on doit se dire des choses délicates, il faut se les chuchoter à l’esgourde. Tu piges ?
Cette patate a la réaction du mec à qui on gueule attention : il sursaute et regarde autour de lui.
Je place ma bafle contre sa bouche. Le voilà qui bredouille :
— Vous êtes certain qu’on est observé ?
Je me remets dans la position émettrice :
— T’es paralysé de la coiffe pour ne pas piger une telle évidence ! Ils nous ont mis ensemble dans l’espoir que tu te confieras à moi. Alors, motus, hein ?
Il s’écarte, l’air malheureux. On dirait un gamin déçu. Les hommes en détresse, tout de suite, ils se mettent à ressembler au môme qu’ils n’ont jamais cessé d’être. Ce qu’on nomme « le respect humain », c’est rien d’autre que le « jeu de l’adulte ».
Au bout d’un instant, il dit en se massant l’estomac :
— J’ai envie de vomir.
— Si tu veux gerber, camarade, essaie d’ouvrir cette porte peinte en blanc, c’est peut-être celle des chiches.
Il y va en titubant. La lourde obéit. Effectivement, elle donne accès à une salle de bains au sanitaire très complet.
Illico, Donato va au refile. Ses spasmes font un fracas de cataracte. Du train où il y va, je te parie qu’il va déballer sa panoplie à croque.
Ça dure cinq bonnes minutes. Des efforts à ne plus pouvoir. Rien que de les entendre, j’en ai l’estom’ en portefeuille. C’est plus entraînant que la musique militaire, le bruit d’un mec qui dégueule. Communicatif. T’as envie de te mettre à l’unisson, de t’engager dans les (haut le) chœurs comme baryton.
Un fracas de verre cassé. J’interviens. Je trouve un verre à dents brisé sur le carreau, et Césarin agenouillé devant la cuvette des gogues avec un visage défait.
Il est frais comme un merlan à la poubelle, Donato. Il en a le regard, les gluantes luisances. Et il fouette l’horreur à t’en faire grincer les dents.
— Eh ben, mon pote, t’es malade à crever !
Il s’ébroue :
— J’ai froid. Je me sens glacé. Vous croyez qu’un bain, ça me réchaufferait ?
— Ça ne peut pas te faire de mal.
Courageusement, j’enjambe des flaques indescriptibles pour atteindre la baignoire. Je règle les robicots et lui fais couler un bain bien chaud.
Il commence à se dessaper seulâbre car je n’ai pas le courage de porter la main sur ses vêtements sanieux.
Quand il est à loilpé, il se glisse dans la flotte.
— Ça va mieux ?
— On dirait, merci…
Je le laisse mariner. Toujours du temps de gagné, tu comprends ? Moi, je ne suis pas pressé.
Une fois dans la chambre, je vais m’allonger sur l’un des lits jumeaux et j’essaie de récupérer un poil. Tout ça, cette équipée, ces meurtres, ces enlèvements, ces hommes-singes ou chiens, Béru goret, les moines-paras…
Je flaire un grand mystère. Énorme.
Pourquoi une sorte de quiétude subsiste-t-elle en moi, que ma situation pourtant critique, vraisemblablement désespérée, n’entame pas ? Une confiance idiote, spontanée, de mon individu. J’ai beau mesurer la hideur de notre sort, au Gravos et à moi, je conserve une certaine sérénité. Un peu comme un homme qui se sent protégé parce qu’il se croit protégé.
Protégé par quoi ? Par qui ?
Dieu ?
Je te vois sourire. Dieu qui ? Dieu quoi ? Dieu pour quoi faire ? Les hommes, on se livre à une espèce de va-et-vient avec Lui. La lâcheté de la jeunesse nous en éloigne, mais la lâcheté de l’âge nous ramène à sa notion vague et nécessaire. J’aime pas que les jeunes croient en Dieu, c’est pas de leur âge. Ils perdent quelque chose d’irremplaçable qui est cette espèce de voyage au bout de leur âme. Ils mangent leur pain bénit le premier. N’auront plus, quand sera le temps de prendre congé, que des croûtes d’hostie à ronger. Ça les enconne d’avoir la foi. Les anémie du mental. Ça leur convient aussi mal que la fortune. T’as déjà vu quelque chose de plus pitoyable, de plus effrayant qu’un jeune riche, toi ? À l’inverse, un vieux sceptique m’incommode. J’ai l’impression que son âme finira célibataire. Car l’âme finit pour qui ne souhaite pas la prolonger au-delà de lui-même. T’imagines tout de même pas que le Barbu est plus déiste que toi, merde ! Quand tu n’en veux pas, il la remet dans son ciboire, le Tout grand. Enfin, quoi : mets-toi à sa place ?