Donc je demeure un bout de temps dans le chmoutz.
Y pratiquant sur moi-même une alchimie que tu sauras plus tard à une page paire ou impaire (je verrai).
S’agit, à présent, de ne pas se prendre les pieds dans le suspensoir du baron.
Les ascenseurs. Y’en a un que la porte, précisément, est ouverte à mon étage. J’y pénètre. Mon index fripon va pour enfoncer la touche marquée « 2 », mais à cet instant précis, la cabine, appelée depuis ailleurs, s’enfonce. J’ai beau cigogner le bouton de mon étage convoité, rien n’y fait. Suivant l’ordre de sa programmation, la cage d’acier plonge dans celle de l’ascenseur, si tu me permets que je me permette.
Un cadran en longueur, numéroté, donne référence des étages traversés. Le « 4 » s’allume. Puis le « 5 ». Entre chacun d’eux s’écoule un laps de temps d’environ trois secondes. J’attends le « 6 », mais il ne s’allume pas au bout du bref délai nécessaire au franchissement de deux niveaux. Et l’ascenseur continue de fonctionner. La cabine descend toujours, toujours… Je me dis que c’est pas possible, qu’il s’agit probably d’une illusion. J’interprète comme étant une descente, une simple vibration du mécanisme. Et si j’étais en panne ? Pourtant, l’impression caractéristique du plongeon vertical continue de se propager dans mon corps. Je palpe les parois, un frisson y court, qui confirme cette sensation. Alors, je me mets à égrener les secondes, selon le système des paras bulgares. Je me récite mentalement : « Zéro, zéro, un ! Zéro, zéro, deux ! » Ainsi de suite, parce que ce procédé te permet de rester aligné sur l’intervalle des secondes.
À « zéro, zéro, cent », un vertigo terrible me trancane le Frédéric. Je me dis, in petto, tout en continuant de compter dans le coin situé à gauche de mon cerveau lorsque tu y pénètres par les trous de nez : « À raison d’un mètre seconde, je serais donc à plus de cent mètres sous terre ? »
Commotionnant, cette perspective.
Mais la croisière n’est pas achevée et je descends, descends encore, descends toujours…
« Zéro, zéro, deux cents… Zéro, zéro, deux cent cinquante… Zéro, zéro, trois cents… Zéro, zéro mes burnes ! »
Merde, fallait prévenir, j’aurais pris de quoi lire. Emporté un scrabble, des sandwiches…
Zéro, zéro…
Plus rien.
Le chiffre « 6 » s’éclaire. La cabine s’arrête. La porte s’écarte.
En face de moi, attendant le dur, y’a deux mecs en combinaison encadrant une sorte de caisson métallique à roulettes. Ils ne me prêtent pas attention et engagent leur caisson dans l’ascenseur.
Qui se referme.
Tu sais pourquoi ils ne m’ont pas fait attention, ces julots ? Je vais t’y dire, parce qu’après je risque d’oublier.
C’est rapport à mon aspect. Dans l’antre du magasinier, je m’ai modifié la personnalité, les apparences, tout. Écoutez, les filles, promettez-moi de ne pas pleurer… Grâce à un rasoir électrique faisant aussi tondeuse, je me suis scalpé le promontoire pour me faire un rasibus vobiscum de moine. Et puis j’ai trouvé une tenue de para. Et aussi du chewing-gum pour qu’une fois mâchouillé, il me gonfle le bas des joues. Méconnaissable, je t’affirme, Sana. Je sonnerais à la porte de chez nous, Félicie pousserait le verrou et appellerait Police Secours.
Enfin, brèfle, voilà.
Je zyeute autour de moi, telle Alice au pays des merveilles. Tu sais, ça valait le coup d’écrire ce polar. J’en reviens pas. D’ailleurs, tu verras qu’un jour, j’en reviendrai plus pour de bon. Tu croiras à une blague, tu m’attendras, m’appelleras. Mais, bernoche ! Plus de Sana. Englouti pour tout à fait toujours dans une de ces histoires. Sombré. Dissous, lui qui était déjà dissolu.
Tu ne me crois pas, hein ? Eh ben tu verras, mon pote. Tu verras combien tu seras seul, alors. Tu verras…
Là qu’arrivent les ascenseurs, ça forme une espèce d’immense terre-plein, avec des wagonnets sur des voies étroites qu’aimait tellement Gide. Des tracteurs électriques tirent des vrais petits convois et les entraînent dans les profondeurs d’un tunnel bien éclairé. Les loupiotes se perdent à l’infini. Ce tunnel m’a l’air de mesurer plusieurs kilomètres, commako, à vue de blair. Mon attention se ramène à mon point de débarquement car il est toujours plus aisé d’observer ce qui est proche, pour les pauvres taupes myopes que nous sommes. Des gars au torse nu (il fait chaud ici malgré la soufflerie de la ventilation) sont en train d’habiller une sorte d’immense caverne de plaques de plomb. Je vois que c’est du plomb à la matité du métal et aux efforts déployés par les travailleurs pour coltiner, à quatre, des panneaux de petite surface.
Craignant que ma curiosité ne me fasse remarquer, j’appuie sur le bouton d’appel des ascenseurs. Au bout d’une longue attente, une cabine m’arrive. Et cette fois elle répond à ma commande.
Ça se présente très différemment, au deuxième niveau.
En route pour le deuxième étage.
Les couloirs sont plus étroits et une grande quantité de portes s’y alignent, toutes numérotées. Des mecs en blouses blanches, à gueules de parascientifiques, passent, portant des éprouvettes ou des paperasses, sans même s’adresser un regard. C’est le domaine de la préoccupation. On sent que chacun a un gros boulot à assumer et qu’il se torche de celui du voisin. Cet état d’esprit fait mon beurre puisqu’il me permet de me déplacer sans éveiller l’attention.
J’approche la porte marquée 24.
Comme les copines, elle s’ouvre lorsque mon petit zigouigoui à antenne ne se trouve plus qu’à cinquante centimètres d’elle.
D’abord, c’est un espace nu, sorte d’antichambre meublée d’une table où sont entreposés quelques objets d’utilité courante. Cette antichambre est terminée par une grille de l’autre côté de laquelle se tient Béru. Il est tout nu, je te répète, plus gras que jamais, plus rose que toujours, avec un regard couleur de rubis fourbi, tenant contre sa poitrine velue une truie endormie.
Touchant tableau.
J’entre dans la bauge et me plante devant mon ami, bras croisés, en mettant dans mon attitude un maxi de réprobation.
— En somme, t’es franco de porc, Gros ? grommelé-je, compte tenu de ce que l’humour ne doit jamais perdre ses droits.
À ma voix, il redresse la tête.
Le penseur de Rodin.
— Vous disez, m’sieur ? me demande le cher compagnon des mauvais jours.
Le timbre oblitéré de mon cher A.B.B. a changé. Il s’est dévalué.
— Ne m’appelle pas monsieur, j’ai l’impression que tu es ivre.
Son attention se rassemble dans ses yeux pur purin. Ses efforts, sans qu’il ait besoin d’aller à Reims, sont couronnés de succès. Miracle de l’intelligence humaine : il me reconnaît.
— J’ vous demande pardon, m’sieur, ça serait toi ?
— Devinez, messire Olida.
— Dedieu, comment que t’es là ?
— Merlin l’enchanteur. Je n’ai pas eu trop de mal à y entrer, le plus dur va être pour en sortir. Mais que vois-je ! Tu as les jambes pleines de sang !