Mika Waltari
Sinouhé l’Egyptien. Tome 1
Tome 1
Jean-Louis Perret (Traduction)
LIVRE I. Le bateau de roseau
Moi, Sinouhé, fils de Senmout et de sa femme Kipa, j'ai écrit ce livre. Non pas pour louer les dieux du pays de Kemi, car je suis las des dieux. Non pas pour louer les pharaons, car je suis las de leurs actes. C'est pour moi seul que j'écris. Non pas pour flatter les dieux, non pas pour flatter les rois, ni par peur de l'avenir ni par espoir. Car durant ma vie j'ai subi tant d'épreuves et de pertes que la vaine crainte ne peut me tourmenter, et je suis las de l'espérance en l'immortalité, comme je suis las des dieux et des rois. C'est donc pour moi seul que j'écris, et sur ce point je crois différer de tous les écrivains passés ou futurs.
Car tout ce qui a été écrit jusqu'ici l'a été soit pour les dieux, soit pour les hommes. Et je range alors les pharaons aussi parmi les hommes car ils sont nos semblables, dans la haine et dans la crainte, dans la passion et dans la déception. Ils ne diffèrent en rien de nous, même si on les range mille fois parmi les dieux. Ils sont des hommes, semblables aux autres. Ils ont le pouvoir de satisfaire leur haine et d'échapper à leur crainte, mais ce pouvoir ne leur épargne ni la passion ni la déception. Et ce qui a été écrit l'a été sur l'ordre des rois ou pour flatter les dieux et pour induire frauduleusement les hommes à croire ce qui n'est pas arrivé. Ou bien à penser que tout s'est passé différemment de la réalité. Que la part de tel ou tel dans les événements est plus grande ou plus petite qu'en vérité. C'est dans ce sens que j'affirme que du passé le plus reculé jusqu'à nos jours tout ce qui a été écrit l'a été pour les dieux ou pour les hommes.
Tout recommence et il n'y a rien de nouveau sous le soleil, l'homme ne change pas, quand bien même ses habits changent et aussi les mots de sa langue. En effet, les hommes tourbillonnent autour du mensonge comme les mouches sur un gâteau de miel, et les paroles du conteur embaument comme l'encens, tandis qu'il est accroupi dans le fumier au coin de la rue; mais les hommes fuient la vérité.
Moi, Sinouhé, fils de Senmout, je suis las du mensonge, aux jours de la vieillesse et de la déception. C'est pourquoi je n'écris que pour moi, et j'écris seulement ce que j'ai vu de mes propres yeux ou constaté comme vrai. En ceci je diffère de tous ceux qui ont vécu avant moi et de tous ceux qui vivront après moi. Car l'homme qui écrit, et encore davantage celui qui fait graver son nom et ses actes dans la pierre, vit dans l'espoir que ses paroles seront lues et que la postérité glorifiera ses actes et sa sagesse. Mais il n'y a rien à louer dans mes paroles, mes actes sont indignes d'éloge, ma sagesse est amère au cœur et ne plaît à personne. Les enfants n'écriront pas mes phrases sur les tablettes d'argile pour s'exercer à l'écriture. Les hommes ne répéteront pas mes paroles pour s'enrichir de ma sagesse. Car j'ai renoncé à tout espoir d'être jamais lu et compris.
Dans sa méchanceté l'homme est plus cruel et plus endurci que le crocodile du fleuve. Son cœur est plus dur que la pierre. Sa vanité est plus légère que la poussière. Plonge-le dans le fleuve: une fois ses vêtements sèches, il est le même qu'avant. Plonge-le dans le chagrin et la déception: dès qu'il en sort, il est tel qu'avant. J'ai vu bien des bouleversements durant ma vie, mais tout est de nouveau comme naguère, et l'homme n'a pas changé. Il existe aussi des gens qui disent que ce qui arrive n'est jamais semblable à ce qui est arrivé, mais ce sont là de vaines paroles.
Moi, Sinouhé, j'ai vu un fils assommer son père au coin d'une rue. J'ai vu des pauvres se dresser contre les riches et des dieux contre des dieux. J'ai vu un homme qui avait bu du vin dans des coupes d'or se pencher dans sa misère pour boire à la main l'eau du fleuve. Ceux qui avaient pesé l'or mendiaient aux carrefours et leurs femmes se vendaient pour un bracelet de cuivre à des nègres peints, afin de procurer du pain à leurs enfants.
Ainsi il ne s'est rien passé de nouveau sous mes yeux, mais tout ce qui est arrivé arrivera aussi à l'avenir. De même que l'homme n'a pas changé, il ne changera pas non plus à l'avenir. Ceux qui me suivront seront semblables à ceux qui m'ont précédé. Comment donc pourraient-ils comprendre ma sagesse? Pourquoi souhaiterais-je qu'ils lisent mes paroles?
Mais moi, Sinouhé, j'écris pour moi, parce que la connaissance me ronge le cœur comme un acide et que j'ai perdu toute joie de vivre. Je commence à écrire durant la troisième année de mon exil, sur le rivage de la mer orientale d'où les navires appareillent pour le pays de Pount, près du désert, près des montagnes où jadis les rois prenaient la pierre pour leurs statues. J'écris parce que le vin m'est amer au gosier. J'écris parce que j'ai perdu le désir de me divertir avec des femmes et que ni le jardin ni l'étang aux poissons ne réjouissent mes yeux. Pendant les froides nuits de l'hiver, une fille noire réchauffe ma couche, mais je ne tire d'elle aucun plaisir. J'ai chassé les chanteurs, et le bruit des instruments à cordes et des flûtes me blesse les oreilles. C'est pourquoi j'écris, moi, Sinouhé, qui n'ai que faire de la richesse et des coupes d'or, de la myrrhe, du bois noir et de l'ivoire.
Car je possède tous ces biens et rien ne m'a été ravi. Mes esclaves continuent à redouter ma canne, et les gardiens baissent la tête et placent leurs mains à la hauteur des genoux en ma présence. Mais le domaine de mes pas est limité et aucun navire ne peut aborder dans le ressac. C'est pourquoi moi, Sinouhé, je ne sentirai plus jamais le parfum du pays noir par les nuits printanières, et c'est pourquoi j'écris.
Et pourtant, naguère, mon nom était inscrit dans le livre d'or du pharaon, et j'habitais dans le palais doré à la droite du roi. Ma parole avait plus de poids que celle des puissants du pays de Kemi, les nobles m'envoyaient des cadeaux, et des colliers d'or ornaient mon cou. J'avais tout ce qu'un homme peut désirer, mais je désirais plus qu'un homme ne peut obtenir. Voilà pourquoi je suis ici. Je fus banni de Thèbes la sixième année du règne de Horemheb, pour être abattu comme un chien si je m'avisais de rentrer, pour être écrasé comme une grenouille entre des cailloux si je mettais le pied hors du domaine qui m'est fixé pour résidence. Tel est l'ordre du roi, du pharaon qui fut une fois mon ami.
Mais que peut-on attendre d'autre d'un homme de basse extraction qui a fait effacer des noms de rois dans la liste de ses prédécesseurs pour y substituer ceux de ses parents? J'ai vu son couronnement, j'ai vu poser sur sa tête la tiare rouge et la tiare blanche. Et six ans plus tard il m'exila. Mais selon le calcul des scribes, c'était la trente-deuxième année de son règne. Tout ce qui a été écrit jadis et maintenant n'est-il pas mensonger?
Celui qui vivait de la vérité, je l'ai méprisé pendant sa vie à cause de sa faiblesse, et j'ai réprouvé la terreur qu'il répandit dans le pays de Kemi à cause de sa vérité. Maintenant, sa vengeance est sur moi, puisque moi aussi je veux vivre dans la vérité, certes pas pour son dieu, mais pour moi-même. La vérité est un couteau tranchant, la vérité est une plaie inguérissable, la vérité est un acide corrosif. C'est pourquoi aux jours de sa jeunesse et de sa force l'homme fuit la vérité dans les maisons de joie et s'aveugle par le travail et par une activité fébrile, par des voyages et des divertissements, par le pouvoir et par des bâtiments. Mais vient un jour où la vérité le transperce comme un javelot, et ensuite il n'éprouve plus de joie à penser ou à travailler de ses mains, mais il est seul, au milieu de ses semblables il est seul, et les dieux ne lui apportent aucune aide dans sa solitude. Moi, Sinouhé, j'écris ceci dans la pleine conscience que mes actes ont été mauvais et mes voies injustes, mais aussi dans la certitude que personne n'en tirera une leçon pour lui-même, si par hasard il lit ceci. C'est pourquoi j'écris pour moi seul. Que d'autres effacent leurs péchés dans l'eau sacrée d'Amon! Moi, Sinouhé, je me purifie en écrivant mes actes. Que d'autres fassent peser les mensonges de leur cœur sur la balance d'Osiris! Moi, Sinouhé, je pèse mon cœur avec une plume de roseau.