Kipa avait fait de son mieux, mais les gâteaux de miel ne me réjouirent pas le palais, et les grosses plaisanteries des voisins ne m'amusèrent point. Le soir, après le départ des invités, ma mélancolie gagna aussi Senmout et Kipa. Mon père me renseigna sur le mystère de ma naissance, Kipa précisa certains détails, et je gardais les yeux fixés sur le berceau de jonc suspendu au-dessus de leur lit. Les roseaux noircis et brisés me fendaient le cœur, je n'avais pas de père ni de mère au monde. J'étais seul sous les étoiles dans la grande ville. Je n'étais peut-être qu'un misérable étranger, peut-être ma naissance était-elle un secret infamant.
J'avais une blessure au cœur, lorsque j'entrai dans le temple, avec les habits d'initiation préparés par Kipa avec amour et sollicitude.
Nous étions vingt-cinq candidats à l'ordination. Après le bain dans l'étang du temple, on nous rasa la tête et on nous donna des vêtements grossiers. Notre ordinateur se trouvait être un prêtre assez peu consciencieux. Selon la tradition, il aurait pu nous soumettre à bien des cérémonies humiliantes; mais il y avait parmi nous des fils de famille et aussi des hommes qui avaient déjà subi leurs examens de droit et voulaient entrer au service d'Amon pour assurer leur avenir. Ils avaient d'abondantes provisions, ils offraient à boire au prêtre et quelques-uns allaient passer la nuit dans les maisons de joie, car pour eux l'ordination n'était qu'une formalité. Moi, je veillais, le cœur blessé, et je ruminais bien des tristes pensées. Je me contentais d'un morceau de pain et d'une tasse d'eau, notre repas prescrit, et j'attendais avec une espérance anxieuse ce qui devrait se passer.
C'est que j'étais encore si jeune que j'aurais indicible ment voulu croire. Lors de l'ordination, Amon apparaissait et parlait à chaque candidat, disait-on, et j'aurais ressenti un soulagement inexprimable si j'avais pu me libérer de moi-même et percer le secret des choses. En compagnie de mon père, j'avais vu la maladie et la mort dès mon enfance, et mon regard était plus aigu que ceux des jeunes de mon âge. Pour un médecin, rien n'est plus sacré que la mort devant laquelle il doit s'incliner, disait mon père. C'est pourquoi je doutais, et tout ce que j'avais vu dans le temple depuis trois ans avait renforcé mon incrédulité.
Mais, me disais-je, peut-être que derrière le rideau, dans l'obscurité du sacro-saint, se cache un mystère que je ne connais pas. Peut-être Amon se montrera-t-il à moi pour apaiser mon cœur.
Telles étaient mes pensées, tandis que j'errais dans le corridor réservé aux profanes, en regardant les saintes images coloriées et en lisant les inscriptions sacrées qui racontaient comment les pharaons avaient offert à Amon des cadeaux immenses sur leur butin. C'est alors que je vis devant moi une belle femme dont la robe était du lin le plus fin, si bien qu'on apercevait sa poitrine et ses cuisses à travers l'étoffe. Elle était mince et droite, ses lèvres, ses joues et ses sourcils étaient peints, et elle me regardait avec une curiosité effrontée.
– Quel est ton nom, beau jeune homme? me demanda-t-elle, en regardant de ses yeux verts ma tunique grise qui montrait que je me préparais à l'ordination.
– Sinouhé, répondis-je avec confusion, sans oser lever les yeux.
Mais elle était si belle et l'huile perlant à son front sentait si bon que j'espérais qu'elle me prierait de la guider dans le temple.
– Sinouhé, dit-elle toute songeuse. Ainsi, tu prends peur et tu te sauves brusquement, si on te confie un secret?
Elle pensait à la légende de Sinouhé, et cela m'irrita, car on m'avait déjà assez tourmenté à l'école avec ce récit. C'est pourquoi je me redressai et la regardai en face. Et son regard était si étrange, si curieux et si brillant que je sentis mes joues rougir, et mon corps était en flammes.
– Pourquoi aurai-je peur? Un futur médecin ne redoute aucun secret.
– Ah! dit-elle en souriant. Le poulet pépie déjà avant d'avoir percé sa coquille. Mais as-tu parmi tes camarades un jeune homme dont le nom est Metoufer? Il est le fils du constructeur royal.
Ce Metoufer était le camarade qui avait offert du vin au prêtre et lui avait donné en outre un bracelet en or. Je fus désagréablement surpris, mais j'offris d'aller le chercher. Je me disais qu'elle était peut-être sa sœur ou une parente. Cette idée me rasséréna et j'osai la regarder en souriant:
– Mais comment faire, puisque je ne connais pas ton nom et ne pourrai lui dire qui le demande?
– Il le devinera bien, dit-elle en battant d'une sandale impatiente la dalle du corridor, ce qui m'amena à regarder ses petits pieds que la poussière n'avait point salis et dont les ongles étaient peints en rouge clair. Il saura bien qui le demande. Il me doit peut-être quelque chose. Peut-être que mon mari est en voyage et que je l'attends pour me consoler.
Mon cœur se serra de nouveau, en pensant qu'elle était mariée. Mais je répondis bravement:
– Bien, belle inconnue! Je vais le chercher. Je lui dirai qu'une femme plus jeune et plus belle que la déesse de la Lune le demande. Alors il saura qui tu es, car certainement quiconque t'a vue une fois ne peut jamais t'oublier.
Effrayé de ma hardiesse, je me détournai, mais elle me prit par le bras eh disant d'un air méditatif:
– Tu es bien pressé! Attends un peu, nous avons encore des choses à nous dire.
Elle me regarda de nouveau, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Puis elle tendit son bras chargé de bagues et de bracelets d'or et me caressa la tête:
– Cette belle tête n'a-t-elle pas froid, maintenant qu'elle n'a plus ses boucles?
Et elle ajouta aussitôt:
– M'as-tu dit la vérité? Me trouves-tu vraiment belle? Regarde-moi mieux.
Je la regardai, et ses habits étaient en lin royal, elle était belle à mes yeux, plus belle que toutes les femmes que j'avais vues, et elle ne taisait rien pour cacher sa beauté. Je la regardais, et la blessure de mon cœur se cicatrisait, j'oubliais Amon et la Maison de la Vie, et sa présence brûlait mon corps comme le feu.
– Tu ne réponds pas, dit-elle tristement. Tu n'as pas besoin de répondre, car tu me trouves certainement vieille et laide, incapable de réjouir tes beaux yeux. Va donc chercher Metoufer, tu seras débarrassé de moi.
Mais je ne m'éloignais pas et je ne savais que dire, bien que je comprisse qu'elle se moquait de moi. Il faisait sombre entre les gigantesques colonnes du temple. Ses yeux luisaient dans le crépuscule tombant des lointaines fenêtres, et personne ne nous voyait.
– Tu n'as peut-être pas besoin d'aller le chercher, me dit-elle avec un sourire. Cela me suffira, si tu me réjouis et te divertis avec moi, car je n'ai personne avec qui m'amuser.
Je me rappelai alors les paroles de Kipa sur les femmes qui invitent de beaux garçons à se divertir avec elles. Ce fut si brusque que je reculai d'un pas.
– N'ai-je pas deviné que Sinouhé prend peur, dit-elle en s'avançant vers moi.
Mais je levai la main et lui dis rapidement:
– Je sais déjà qui tu es. Ton mari est en voyage et ton cœur est un piège perfide et ton sein brûle plus fort que le feu.
Mais je n'eus pas la force de fuir. Elle montra un peu de confusion, puis elle sourit de nouveau et me dit:
– Tu crois? Mais ce n'est pas vrai. Mon sein ne brûle pas comme le feu, au contraire on dit qu'il est délicieux. Sens-le toi-même!
Elle me saisit la main et la plaça sur sa poitrine dont je sentis la beauté à travers l'étoffe mince, si bien que je me mis à trembler et que mes joues rougirent.