– Tu ne crois pas encore, dit-elle avec une déception affectée. L'étoffe te gêne, mais attends un peu, je vais l'écarter.
Elle ouvrit sa tunique et mit ma main sur son sein nu, et je sentis battre son cœur, mais sa poitrine était tendre et fraîche sous ma main.
– Viens, Sinouhé, dit-elle tout bas. Viens avec moi, nous boirons du vin et nous nous divertirons ensemble.
– Je ne dois pas quitter le temple, dis-je avec angoisse, tout en ayant honte de ma lâcheté, car je la convoitais et la redoutais comme la mort. Je dois rester pur jusqu'à l'ordination, sinon on me chassera du temple et je n'entrerai jamais dans la Maison de la Vie. Aie pitié de moi!
Je parlai ainsi, car je savais que je la suivrais si elle m'en priait encore une seule fois. Mais elle avait de l'expérience et comprit ma détresse. Elle jeta un regard autour d'elle. Nous étions seuls, mais des gens circulaient non loin de nous, et un guide expliquait à haute voix les curiosités du temple à des étrangers tout en leur réclamant des pièces de cuivre pour leur montrer d'autres merveilles encore.
– Tu es bien timide, Sinouhé, dit-elle. Des nobles et des riches m'offrent des bijoux et de l'or pour que je les invite à se divertir avec moi. Mais toi tu désires rester pur, Sinouhé.
– Tu veux sûrement que j'aille chercher Metoufer, dis-je tout désemparé…
Je savais que Metoufer n'hésiterait pas à quitter le temple pour la nuit, bien que ce fût son tour de veiller. Il en avait les moyens, car son père était constructeur royal; mais j'aurais été capable de le tuer.
– Je ne sais pas, dit-elle en me regardant avec un sourire espiègle. Je désire peut-être que nous nous quittions comme de bons amis, Sinouhé. C'est pourquoi je te dirai mon nom, et c'est Nefernefernefer, parce qu'on me juge belle et que personne, après avoir dit mon nom, ne peut s'empêcher de le répéter deux fois et trois fois. C'est aussi la coutume qu'en se séparant les amis échangent des cadeaux, pour ne pas s'oublier. C'est pourquoi je te demande un cadeau.
Alors je connus de nouveau ma pauvreté, car je n'avais rien à lui donner, pas même un modeste bijou ou un bracelet de cuivre, que du reste je n'aurais pas osé lui offrir. J'avais tellement honte que je baissai la tête sans rien dire.
– Eh bien, donne-moi un cadeau qui me réchauffe le cœur, dit-elle en soulevant du doigt mon menton et en approchant son visage du mien.
Quand je compris ce qu'elle désirait, je touchai de mes lèvres ses lèvres tendres. Elle eut un léger soupir et dit:
– Merci, c'était un beau cadeau, Sinouhé. Je ne l'oublierai pas. Mais tu es certainement un étranger d'un lointain pays, parce que tu n'as pas appris à embrasser. Comment est-il possible que les filles de Thèbes ne t'aient pas encore enseigné cet art, bien que tes cheveux soient coupés?
Elle enleva une bague de son pouce, une bague en or et en argent, avec une pierre verte non gravée, et elle me la passa à un doigt.
– Je dois aussi te faire un cadeau, pour que tu ne m'oublies pas, Sinouhé, dit-elle. Quand tu seras entré dans la Maison de la Vie, tu pourras y faire graver ton sceau, et tu seras l'égal des riches et des nobles. Mais rappelle-toi aussi que la pierre est verte, parce que mon nom est Nefernefernefer et parce qu'on m'a dit que mes yeux sont verts comme le Nil sous l'éclat du soleil.
– Je ne peux accepter ta bague, Nefernefernefer (et la répétition de ce nom me causa une joie indicible). Et je ne t'oublierai jamais.
– Petit fou, dit-elle. Garde la bague, puisque je le veux. Garde-la à cause de mon caprice qui me rapportera une fois un gros intérêt.
Elle agita son doigt menu devant mes yeux et dit d'un air mutin:
– Méfie-toi toujours des femmes dont le sein est plus brûlant que le feu.
Elle se détourna et s'éloigna, en m'interdisant de l'accompagner. De la porte du temple, je la vis monter dans une litière richement décorée, le coureur partit lui frayer la voie, et les gens s'écartaient devant elle et restaient à chuchoter après son passage. Mais son départ me plongea dans un affreux sentiment de vide, comme si j'étais tombé la tête la première dans une gorge profonde.
Metoufer vit la bague à mon doigt quelques jours plus tard, il me prit la main et regarda la bague:
– Par les quarante-deux babouins d'Osiris! s'écria-t-il. Nefernefernefer, n'est-ce pas? Je ne l'aurais jamais cru de toi.
Il me regarda avec un air de respect, bien que le prêtre m'eût chargé de balayer le plancher et d'accomplir les plus humbles besognes dans le temple, parce que je ne lui avais pas apporté de cadeau.
Je haïssais Metoufer en ce moment comme seul peut haïr un adolescent. Bien que je brûlasse d'envie de le questionner sur Nefernefernefer, je ne m'y abaissai pas. J'enfouis mon secret dans mon cœur, car le mensonge est plus exquis que la vérité et le rêve plus clair que la réalité matérielle. J'admirais la pierre verte à mon doigt, je me rappelais ses yeux et son sein frais, et je sentais l'odeur de son parfum. Ses lèvres douces touchaient les miennes et me consolaient, car Amon m'était déjà apparu et ma foi s'était écroulée.
C'est pourquoi, en songeant à elle, je murmurais: «Ma sœur.» C'était comme une caresse, car de toute antiquité ce mot signifie et il signifiera toujours: «Ma bien-aimée.»
Mais je veux raconter ici comment Amon m'apparut.
La quatrième nuit, c'était mon tour de veiller sur le repos d'Amon. Nous étions sept, dont deux, Môse et Bek, voulaient aussi entrer dans la Maison de la Vie. C'est pourquoi je les connaissais.
J'étais affaibli par le jeûne et par la tension d'esprit. Nous étions tous sérieux et suivions sans sourire le prêtre – que son nom reste dans l'oubli – qui nous menait dans le sanctuaire. Amon était descendu avec sa barque derrière la montagne occidentale, les gardiens avaient soufflé dans leurs trompettes d'argent et les portes du temple étaient fermées. Mais le prêtre s'était gobergé avec la viande des sacrifices, avec des fruits et des pains doux, l'huile ruisselait sur son visage et le vin lui empourprait les joues. Il souleva en riant le rideau et nous montra le saint des saints. Une énorme niche creusée dans le roc abritait Amon, et les pierreries de sa coiffure et de son col jetaient des lueurs rouges, vertes ou bleues à la lumière des lampes sacrées; on eût dit des yeux vivants. A l'aube, sous la direction du prêtre, nous devions l'oindre et changer ses vêtements. Je l'avais déjà vu lors de la fête du printemps porté en procession dans une barque d'or, et les gens se prosternaient devant lui. Je l'avais vu lors de la crue naviguer sur le lac sacré dans sa royale cange de cèdre. Mais, pauvre étudiant, je ne l'avais vu que de loin, et son costume rouge ne m'avait pas fait une impression aussi forte que maintenant à la lumière des lampes dans le silence absolu du sanctuaire. Le rouge est réservé aux dieux, et en le regardant il me semblait que la statue de pierre m'écrasait de tout son poids.
– Veillez et priez devant le dieu, dit le prêtre qui se tenait au rideau, car il était mal assuré sur ses jambes. Peut-être qu'il vous appellera par votre nom, car il a l'habitude de se montrer aux candidats et de leur parler, s'il les en juge dignes.
Il fit rapidement de la main les gestes sacrés et murmura les noms divins d'Amon, en laissant retomber la tenture et sans même se donner la peine de faire une révérence et de mettre les mains à la hauteur des genoux.
Puis il sortit et nous laissa seuls dans le parvis sombre dont les dalles glaçaient nos pieds nus. Après son départ, Môse sortit une lampe et Ahmôse pénétra sans gêne dans le sacro-saint et y prit le feu d'Amon pour allumer la lampe.
– On serait bien fous de rester dans l'obscurité, dit Môse.
Et nous nous sentîmes plus à l'aise, bien qu'un peu intimidés. Ahmôse avait du pain et de la viande, Mata et Nefrou se mirent à jouer aux dés en criant d'une voix si aiguë que le temple retentissait. Après avoir mangé, Ahmôse s'enroula dans son vêtement et s'étendit en pestant contre la dureté des dalles, Sinoufer et Nefrou ne tardèrent pas à suivre son exemple.