Car les malades de la Maison de la Vie payaient selon leurs moyens, et, quand bien même beaucoup apportaient un certificat attestant qu'un médecin ordinaire ne pouvait pas les guérir, les plus pauvres venaient directement à la Maison de la Vie et on ne leur faisait rien payer. Tout cela était beau et juste, mais je n'aurais pas voulu être pauvre et malade, car c'est sur ces misérables que les apprentis se faisaient la main, et les élèves les soignaient sans leur donner des calmants, si bien qu'ils devaient subir les pinces et le couteau et le feu sans anesthésie. C'est pourquoi on percevait souvent dans les cours de la Maison de la Vie les hurlements et les gémissements des pauvres.
Même pour un élève doué, la durée des études était longue. Nous devions apprendre la science des remèdes et connaître les plantes, savoir les cueillir au moment propice, les sécher et les distiller, car en cas de besoin un médecin devait pouvoir préparer lui-même ses potions. Moi et bien d'autres nous murmurions contre ce système, car nous n'en comprenions pas l'utilité, puisque dans la Maison de la Vie on pouvait obtenir tous les remèdes possibles déjà mélangés et dosés. Mais, comme on le verra plus loin, cet enseignement me fut très utile.
Nous devions apprendre les noms des parties du corps, la fonction et le but des différents organes. Nous devions apprendre à manier le couteau et le davier, mais avant tout nous devions entraîner nos mains à sentir les douleurs aussi bien dans les cavités du corps humain qu'à travers la peau, et il fallait aussi savoir lire les maladies dans les yeux des gens. Il nous fallait aussi pouvoir procéder à un accouchement, quand l'aide de la sage-femme ne suffisait plus. Il fallait apprendre à augmenter ou à calmer la douleur selon les besoins. Il fallait savoir distinguer les maux graves des bénins, les maladies provenant de l'esprit de celles provenant du corps. Il fallait filtrer la vérité dans les dires des malades et, de la tête aux pieds, savoir poser toutes les questions nécessaires pour obtenir une image claire de la maladie.
Il est donc compréhensible que plus j'avançais dans mes études, plus je sentais l'insuffisance de mon savoir. N'est-ce pas en somme qu'un médecin n'est prêt que lorsqu'il reconnaît humblement qu'en réalité il ne sait rien? Mais il ne faut pas le dire aux profanes, car ce qui importe avant tout c'est que le malade ait confiance en son médecin et en son habileté. C'est le fondement de toute guérison, sur lequel il faut bâtir. C'est pourquoi un médecin ne doit jamais se tromper, car un médecin faillible perd sa réputation et diminue celle de ses confrères. C'est pourquoi aussi, dans les maisons des riches où, après un premier médecin, on en appelle un deuxième et un troisième pour examiner un cas difficile, les confrères préfèrent enterrer la faute du premier plutôt que de la révéler au grand dommage de tout le corps médical. C'est dans ce sens qu'on dit que les médecins enterrent ensemble leurs malades.
Mais je ne savais pas encore tout cela alors, et c'est dans la conviction respectueuse que j'allais découvrir toute la sagesse terrestre que j'entrai dans la Maison de la Vie. Les premières semaines y furent dures, car l'élève le plus jeune est le serviteur des anciens, et il n'est pas de domestique subalterne qui ne lui soit supérieur. Tout d'abord l'élève doit apprendre la propreté, et il n'est pas de besogne sordide qu'on ne lui confie, si bien qu'il est malade de dégoût jusqu'au moment où il s'est endurci. Mais il ne tarde pas à savoir même en dormant qu'un couteau n'est propre qu'une fois purifié par le feu et qu'un linge n'est propre qu'une fois bouilli dans l'eau de soude.
Cependant tout ce qui se rattache à l'art du médecin est écrit dans des livres, et je ne m'y arrêterai pas plus longtemps. En revanche, je veux parler de ce que j'ai vu moi-même et dont les autres n'ont pas écrit.
Au bout d'un long stage, vint le jour où l'on me donna une blouse blanche après les purifications rituelles, et je pus apprendre, dans les salles de réception, à arracher des dents aux hommes forts, à panser des blessures, à percer des abcès et à éclisser des membres fracturés. Ce n'était pas nouveau pour moi, et grâce à l'enseignement de mon père j'accomplis des progrès rapides et je devins le chef de mes camarades. Parfois je recevais des cadeaux, et je fis graver mon nom sur la pierre verte que Nefernefernefer m'avait donnée, afin de pouvoir imprimer mon cachet sur les ordonnances.
J'abordai des tâches toujours plus difficiles, et je pus veiller dans les salles où reposaient les incurables, suivre les soins et les opérations des médecins célèbres qui pouvaient sauver un malade sur dix. J'appris aussi à voir que pour un médecin la mort n'a rien d'effrayant et que souvent pour le malade elle est un ami pitoyable, si bien que parfois le visage d'un mourant est plus heureux que pendant les jours misérables de sa vie.
Et pourtant je fus aveugle et sourd jusqu'au moment où j'eus une illumination, comme lorsque naguère, dans mon enfance, les images, les mots et les lettres s'étaient mis à vivre pour moi. Un jour mes yeux s'ouvrirent, je m'éveillai comme d'un rêve et, l'esprit bouillant d'allégresse, je me demandai: «Pourquoi?» Car la clef redoutable de tout vrai savoir est la question: Pourquoi? Ce mot est plus fort que le roseau de Thoth et plus puissant que les inscriptions gravées dans la pierre.
Voici comment cela arriva: Une femme n'avait pas eu d'enfant et se croyait stérile, car elle avait déjà dépassé la quarantaine. Un jour, ses menstrues cessèrent, elle prit peur et vint à la Maison de la Vie, se demandant si un mauvais esprit était entré en elle et empoisonnait son corps. Comme il est prescrit, je pris des grains de blé et les enfouis dans la terre. J'arrosai quelques grains avec de l'eau du Nil et les autres avec l'urine de la femme. Je plaçai le tout à la chaleur du soleil et dis à la femme de repasser dans quelques jours. Quand elle revint, les grains avaient germé: ceux qui avaient été arrosés avec l'eau du Nil étaient petits, tandis que les autres étaient florissants. Ainsi, ce qui est écrit était donc vrai, comme je le dis moi-même à la femme étonnée:
– Réjouis-toi, femme, car dans sa miséricorde le puissant Amon a béni ton sein et tu auras un enfant, comme les autres femmes bénies.
La pauvre femme pleura et me donna en cadeau un bracelet d'argent, du poids de deux deben (Le deben ou tabonon pesait environ 0, 90 gramme.), car elle avait perdu tout espoir. Mais aussitôt elle me demanda si ce serait un garçon. Elle croyait que je savais tout. Je réfléchis un instant, je la regardai droit dans les yeux et je lui dis:
– Ce sera un fils.
Car les chances étaient égales et j'avais du bonheur au jeu en ces temps. Elle en fut encore plus réjouie et me donna un autre bracelet d'argent, comme le premier.
Une fois qu'elle fut sortie, je me demandai: «Comment est-il possible qu'un grain de blé sache ce qu'aucun médecin ne peut élucider, avant que les signes de la grossesse soient perceptibles à l'œil?» Je décidai d'aller poser cette question à mon maître, mais il se borna à répondre:
– C'est écrit.
Mais ce n'était pas une réponse satisfaisante à mon «Pourquoi». Je m'enhardis à questionner le médecin-accoucheur royal dans la maternité; il dit:
– Amon est le roi de tous les dieux. Son œil voit le giron de la femme où la semence a coulé. S'il permet la fécondation, pourquoi ne permettrait-il pas à un grain de blé de verdoyer dans la terre, si on l'arrose avec l'eau d'une femme fécondée?
Il me jeta un regard de pitié comme à un imbécile, mais sa réponse ne me satisfit point.