Alors mes yeux se dessillèrent et je vis que les médecins de la Maison de la Vie connaissaient seulement les textes et la coutume, et rien de plus. Car si je demandais pourquoi il faut cautériser une plaie purulente, tandis qu'on oint une blessure ordinaire et qu'on la panse, et pourquoi la moisissure et les toiles d'araignée guérissent les abcès, on me répondait:
– C'est ainsi qu'on a toujours fait.
De même, le manieur du couteau guérisseur a le droit de pratiquer les cent quatre-vingt-deux opérations et incisions qui ont été décrites, et il les exécute plus ou moins bien selon son expérience et son habileté, plus ou moins lentement, avec plus ou moins de souffrances pour le malade; mais il ne peut rien faire de plus, parce que seules elles ont été décrites.
Il y avait des gens qui maigrissaient et dont le visage devenait tout pâle, mais le médecin ne pouvait découvrir en eux ni maladie ni défaut. Et pourtant ces malades retrouvaient la santé s'ils mangeaient le foie cru des victimes des offrandes, pour un prix élevé, mais personne ne pouvait expliquer pourquoi; on n'osait pas même le demander. D'autres avaient des douleurs dans le ventre et leurs mains et leur visage étaient brûlants. Ils prenaient des purgatifs et des calmants, mais les uns guérissaient et les autres mouraient, sans que les médecins pussent dire à l'avance ce qui arriverait. Il n'était pas même permis de se demander pourquoi.
Je ne tardai pas à remarquer que je posais beaucoup trop de questions, car on se mit à me regarder de travers et des camarades entrés après moi me dépassèrent et me donnèrent des ordres. C'est alors que j'ôtai mon vêtement blanc, je me purifiai et je quittai la Maison de la Vie, en emportant les deux bracelets dont le poids total était de quatre deben.
Lorsque je sortis du temple en plein jour, ce qui ne m'était pas arrivé depuis des années, je constatai immédiatement que Thèbes avait changé durant mes études. Je le vis en suivant le chemin des béliers et en traversant les places, car partout régnait une nouvelle inquiétude et les vêtements des gens étaient plus chers et plus luxueux, et on ne pouvait plus distinguer à la robe plissée et à la perruque qui était un homme et qui une femme. Des tavernes et des maisons de joie se répandait la musique bruyante de la Syrie, et dans les rues on entendait sans cesse des mots étrangers; les Syriens et les nègres riches se mêlaient avec effronterie aux Egyptiens. L'opulence et la puissance de l'Egypte étaient infinies, et depuis des siècles aucun ennemi n'avait foulé le sol du pays, les hommes parvenus à l'âge adulte ignoraient même tout de la guerre. Mais les gens en étaient-ils plus heureux? Je ne le crois pas, car tous les regards étaient inquiets, tout le monde était pressé, chacun attendait du nouveau sans jouir du moment présent.
Je flânais par les rues de Thèbes; j'étais seul et mon cœur était gros de bravade et de chagrin. Je rentrai à la maison et je vis que mon père Senmout avait vieilli, son dos s'était voûté et il ne pouvait plus discerner les signes sur le papier. Je vis aussi que ma mère Kipa avait vieilli et qu'elle haletait en marchant et ne parlait plus que de la tombe. Car, avec ses économies, mon père avait acheté un tombeau dans la nécropole à l'ouest du fleuve, je l'avais vu, il était en brique avec des murs ornés des images et inscriptions habituelles. Il était entouré de milliers de tombes semblables que les prêtres d'Amon vendaient fort cher aux gens respectables et économes, afin de leur assurer l'immortalité. Pour faire plaisir à ma mère, je lui avais rédigé un Livre des Morts qui serait mis dans la tombe avec mes parents, afin qu'ils ne s'égarent point dans leur long voyage, et il était écrit sans la moindre faute, bien qu'il ne portât pas d'images peintes, comme ceux qu'on vendait dans la cour du temple d'Amon.
Ma mère me donna à manger et mon père me questionna sur mes études, mais nous ne trouvâmes rien de plus à nous dire; la maison m'était étrangère et étrangère aussi la rue avec ses habitants. C'est pourquoi mon cœur se serra. Mais je pensais au temple de Ptah et à Thotmès qui était mon ami et qui voulait devenir artiste. Et je me dis: «J'ai en poche quatre deben d'argent. Je vais aller trouver mon ami, afin que nous nous amusions ensemble en buvant du vin, puisque je n'obtiens jamais de réponse à mes questions».
C'est pourquoi je pris congé de mes parents, en leur disant que je devais retourner à la Maison de la Vie, et au soir tombant je gagnai le temple de Ptah et je demandai au gardien l'élève Thotmès. C'est alors que j'appris qu'il avait été chassé de l'école depuis longtemps déjà. Les élèves à qui je m'étais adressé et qui avaient les mains toutes tachées de glaise, crachèrent devant moi en disant son nom. Mais l'un d'eux me parla:
– Si tu cherches Thotmès, tu le trouveras dans un cabaret ou dans une maison de joie.
Un autre ajouta:
– Si tu entends quelqu'un blasphémer les dieux, Thotmès ne sera certainement pas loin de là.
Et un troisième dit:
– Tu trouveras sûrement ton copain Thotmès partout où l'on se bat et se fait des plaies et des bosses.
Ils crachèrent de nouveau devant moi, parce que j'avais dit que j'étais un ami de Thotmès, mais ils agissaient ainsi seulement à cause de leur maître; car dès que celui-ci eut tourné les talons, ils me dirent d'aller dans une taverne à l'enseigne du «Vase syrien».
Je découvris cette gargote à la limite entre le quartier des pauvres et celui des grands, et sa porte s'ornait d'une inscription à la gloire du vin des vignobles d'Amon et des vins du port. A l'intérieur, les parois étaient couvertes de peintures gaies où des babouins caressaient des danseuses et des chèvres jouaient de la flûte. Par terre étaient assis des artistes qui dessinaient avec ardeur, et un vieillard contemplait tristement sa coupe vide devant lui.
– Sinouhé, par le tour du potier! s'écria quelqu'un qui se leva pour me saluer, en levant la main en signe de grande surprise.
Je reconnus Thotmès, bien que ses habits fussent sales et déchirés; il avait les yeux rouges et une grosse bosse au front. Il avait vieilli et maigri, et le coin de ses lèvres était tout ridé, bien qu'il fût encore jeune. Mais dans ses yeux restait quelque chose d'attirant et d'ardent quand il me regarda. Il pencha la tête vers moi, si bien que nos joues se touchèrent. Je connus ainsi que nous restions amis.
– Mon cœur est gros de chagrin et tout est vanité, lui dis-je. C'est pourquoi je t'ai cherché, afin que nous réjouissions ensemble nos cœurs avec du vin, car personne ne me répond quand je demande: «Pourquoi?»
Mais Thotmès souleva son pagne pour me montrer qu'il n'avait pas de quoi acheter du vin.
– J'ai à mes poignets quatre deben d'argent, dis-je fièrement.
Mais Thotmès montra ma tête rasée, qui révélait que j'étais un prêtre du premier degré. C'était là tout ce dont je pouvais me vanter. Mais je ressentis du dépit de n'avoir pas laissé repousser mes cheveux. C'est pourquoi je lui dis avec impatience:
– Je suis un médecin et pas un prêtre. Je crois avoir lu sur la porte qu'ici on offre aussi des vins du port. Goûtons-les, s'ils sont bons.
A ces mots je secouai les bracelets de mon bras, et le patron accourut et s'inclina devant moi en mettant les mains à la hauteur des genoux.
– J'ai des vins de Sidon et de Byblos dont les cachets sont encore intacts et qui sont adoucis par la myrrhe, dit-il. J'offre aussi des vins mélangés dans des coupes de couleur; ils montent à la tête comme le sourire d'une belle fille et rendent le cœur joyeux.
Comme le patron continuait inlassablement à énumérer et à vanter sa marchandise, je me tournai vers Thotmès qui nous commanda un vin mélangé. Un esclave vint nous verser de l'eau sur les mains et apporta un plat de graines de lotus grillées, sur une table basse devant nous. Le patron y déposa les coupes bigarrées. Thotmès versa une goutte par terre en disant: