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– Au potier divin! Que le diable emporte l'école des beaux-arts et ses maîtres!

Puis il mentionna les noms de ceux qu'il détestait le plus. Je suivis son exemple.

– Au nom d'Amon, dis-je, que sa barque coule éternellement, que la panse de ses prêtres crève et que la peste ronge les maîtres ignares de la Maison de la Vie.

Mais je prononçai ces paroles à voix basse, pour qu'aucun étranger ne les entendît.

– Ne crains rien, dit Thotmès. Dans ce cabaret on a tant rebattu les oreilles d'Amon que personne ne s'en formalise plus. Ici, tous les clients sont des enfants perdus. Je n'arriverais pas à gagner mon pain et ma bière si je ne m'étais pas avisé de dessiner des illustrations pour les enfants des riches.

Il me montra un rouleau de papyrus couvert de dessins, et je dus rire, car il avait dessiné une forteresse qui était défendue par un chat tremblant contre des souris, et il y avait encore un hippopotame qui chantait à la cime d'un arbre, tandis qu'un pigeon gravissait péniblement une échelle appuyée contre le tronc.

Thotmès me regarda et ses yeux bruns sourirent. Il enroula le papier et cessa de rire, car il me montrait maintenant une image où un petit prêtre chauve conduisait un pharaon comme on mène une victime au temple. Sur une autre, un petit pharaon s'inclinait devant l'immense statue d'Amon. Voyant mon étonnement, il s'expliqua:

– N'est-ce pas juste? Les parents aussi rient de mes images, parce qu'elles sont folles. C'est ridicule qu'une souris attaque un chat et aussi qu'un prêtre mène un pharaon à la laisse. Mais ceux qui savent commencent à réfléchir. C'est pourquoi j'ai assez de pain et de bière, jusqu'au jour où les prêtres me feront assommer par leurs gardiens à un coin de rue. C'est déjà arrivé à d'autres.

– Buvons, lui dis-je.

Et nous vidâmes nos coupes, mais mon cœur n'en fut pas réjoui.

– Est-ce faux de demander: «Pourquoi?» dis-je alors.

– Bien sûr que c'est faux, car l'homme qui ose demander pourquoi n'a pas de foyer, ni de toit, ni de gîte dans le pays de Kemi. Tout doit rester immuable, tu le sais. Je tremblais de joie et de fierté en entrant à l'école des beaux-arts, tu t'en souviens, Sinouhé. J'étais comme un assoiffé près d'une source. Comme un affamé qui reçoit du pain. Et j'appris bien des choses utiles. J'appris à tenir un crayon, à manier le ciseau, à mouler le modèle en cire avant d'aborder la pierre, à polir la pierre, à marier les cailloux de couleur et à peindre l'albâtre. Mais quand je voulus me mettre à modeler ce dont je rêvais, pour la joie de mes yeux, alors un mur se dressa devant moi et on me mit à pétrir la glaise pour les autres. Car avant toute chose existe la formule. L'art a son canon, comme chaque lettre a son type, et celui qui s'en écarte est maudit. C'est pourquoi celui qui dédaigne les formules ne saurait devenir un artiste. Depuis le début des temps, il est prescrit comment on doit figurer un homme debout ou un homme assis. Depuis le début des temps, il est fixé comment un cheval lève les jambes et comment un bœuf tire le traîneau. Depuis le début des temps, il est prescrit comment un artiste doit travailler, et quiconque ne s'y conforme pas sera chassé du temple et privé de pierre et de ciseau. Oh, Sinouhé, mon ami, moi aussi j'ai demandé: «Pourquoi?» Trop souvent j'ai demandé: «Pourquoi?» C'est pour cette raison que je suis ici, avec des bosses au front.

Nous bûmes du vin, notre esprit s'allégea et mon cœur se délesta, comme si on avait crevé un abcès, car je n'étais plus seul. Et Thotmès reprit:

– Sinouhé, mon ami, nous sommes nés à une étrange époque. Tout bouge et change, comme la glaise sur le tour du potier. Les habits changent, les mots et les mœurs changent et les gens ne croient plus aux dieux, quoiqu'ils les craignent encore. Sinouhé, mon ami, nous sommes probablement nés au déclin d'un monde, car le monde est déjà vieux, puisqu'il s'est écoulé mille et deux mille ans depuis la construction des pyramides. Quand j'y pense, je voudrais baisser la tête et pleurer comme un enfant.

Mais il ne pleura pas, car nous buvions du vin mélangé dans des coupes bigarrées, et chaque fois que nous les remplissions, le patron s'inclinait devant nous en mettant les mains à la hauteur des genoux. Parfois, un esclave accourait nous verser de l'eau sur les mains. Mon cœur était léger et rapide comme une hirondelle au seuil du printemps, et j'avais envie de réciter des poèmes et d'embrasser le monde entier.

– Allons dans une maison de joie, dit Thotmès en riant. Allons écouter de la musique et regarder les danseuses, afin que notre cœur se réjouisse et que nous ne demandions plus: «Pourquoi».

Je remis en payement un des bracelets, en recommandant au patron de le manier prudemment, car il était encore humide de l'urine d'une femme enceinte. Cette idée me divertit grandement, et le patron en rit aussi et me rendit un bon nombre de piécettes d'argent timbré, si bien que je pus en donner une à l'esclave. Le patron s'inclina jusqu'à terre devant moi et nous reconduisit à la porte, en nous invitant à ne pas oublier le «Vase syrien». Il affirma aussi connaître bien des filles sans préjugés qui feraient volontiers ma connaissance, si j'allais les trouver en apportant une cruche de vin achetée chez lui. Mais Thotmès dit que son grand-père déjà avait couché avec ces mêmes Syriennes qu'on pourrait appeler grand-mères plutôt que sœurs. Telle était notre humeur après boire.

Nous rôdâmes par les rues. La nuit était venue et j'appris à connaître Thèbes où il n'y a jamais de nuit, car les quartiers du plaisir étaient aussi clairs la nuit que le jour. Devant les maisons de joie brûlaient des torches, et des lampes brillaient aux carrefours sur des colonnes. Les esclaves portaient des litières et les cris des porteurs se mêlaient à la musique et au vacarme des ivrognes dans les maisons. Nous passâmes dans le cabaret de Koust où des nègres frappaient du poing ou de massues en bois sur des tambours dont le sourd grondement se répandait au loin. De partout retentissait une musique syrienne bruyante et primitive, dont l'étrangeté rompait le tympan, mais dont le rythme captivait et échauffait.

Je n'avais encore jamais mis le pied dans une maison de joie et j'étais un peu intimidé, mais Thotmès me conduisit dans une maison nommée «Le chat et le raisin». C'était un local petit et propre, on s'y installait sur des tapis moelleux, l'éclairage était d'un beau jaune, et de jolies filles aux mains teintes en rouge battaient la mesure aux flûtes et aux instruments à corde. A la fin du morceau, elles vinrent s'asseoir auprès de nous et me demandèrent de leur offrir du vin, parce que leurs gosiers étaient secs comme la paille. La musique reprit et deux femmes nues exécutèrent une danse compliquée que je suivis des yeux avec un vif intérêt. Comme médecin, j'avais l'habitude de voir des femmes nues, mais leurs seins ne sautillaient pas, les petits ventres et derrières ne se trémoussaient pas avec autant de séduction.

La musique me rendit de nouveau mélancolique, sans que je susse pourquoi. Une jolie fille posa sa main sur la mienne et s'appuya contre moi, en me disant que j'avais des yeux sages. Ses yeux à elle n'étaient pas verts comme l'eau du Nil sous le soleil estival et son vêtement n'était pas de lin royal, bien qu'il découvrît sa poitrine. C'est pourquoi je bus du vin sans éprouver le moindre désir de l'appeler ma sœur et de lui demander de se divertir avec moi. Le dernier souvenir que j'ai de ce cabaret est le coup de pied du nègre dans mon derrière et la bosse que je me fis en tombant dans la rue. Il m'était arrivé ce qu'avait prédit ma mère Kipa. Je gisais dans le ruisseau, sans une piécette de cuivre dans ma poche, mes habits lacérés. Thotmès me souleva et me conduisit au débarcadère où je pus me désaltérer avec l'eau du Nil et me laver le visage et les membres.

Ce matin-là, je rentrai à la Maison de la Vie les yeux gonflés, une bosse douloureuse à la tête, et sans le moindre désir de demander: «Pourquoi?» J'étais de surveillance dans la section des maladies d'oreilles, et j'allai vite me changer. Mais mon maître me croisa dans le corridor et m'adressa une mercuriale que je connaissais par cœur pour l'avoir lue dans les livres: