– Que vas-tu devenir, toi qui passes tes nuits à courir les mauvais lieux et à boire sans mesure? Que vas-tu devenir, toi qui fréquentes les maisons de joie et effrayes les gens? Que vas-tu devenir, toi qui causes des blessures et fuis les gardes?
Ayant ainsi accompli son devoir, il sourit et soupira de soulagement, puis il me mena dans sa chambre et m'offrit une boisson destinée à me purger. Je me sentis mieux et je compris que les maisons de joie et le vin étaient autorisés pour les élèves de la Maison de la Vie, mais que je devais renoncer à demander: «Pourquoi?»
C'est ainsi que la passion de Thèbes s'insinua dans mon sang et que je me mis à préférer la nuit au jour, la lumière tremblotante des torches au soleil, la musique syrienne aux plaintes des malades, les murmures des belles filles aux grimoires des textes jaunis. Personne n'avait rien à objecter, pourvu que mon travail n'en souffrît pas, que je réussisse mes examens et que je ne perdisse pas mon habileté manuelle. C'était admis pour les initiés, car peu d'étudiants avaient les moyens de fonder un foyer pendant leurs études. C'est pourquoi mes maîtres me firent comprendre que j'avais raison de me distraire et de me réjouir le corps. Mais je n'avais pas encore touché à une femme, et pourtant je croyais savoir que le sein féminin ne brûle pas comme le feu.
L'époque était troublée et le grand pharaon était malade. Je vis son visage émacié, lorsqu'on le porta au temple pour la fête d'automne, tout couvert d'or et de pierreries, immobile comme une image, la tête inclinée sous le poids de la double couronne. Il souffrait, et les médecins étaient impuissants à le guérir, si bien que les gens disaient que son temps était révolu et que bientôt l'héritier lui succéderait sur le trône. Or ce prince était un jeune homme de mon âge.
Dans le temple d'Amon, sacrifices et prières se succédaient, mais Amon n'était pas capable d'aider son fils divin, bien que le pharaon Amenhotep lui eût élevé le temple le plus majestueux de tous les temps. On disait que le roi était fâché contre les dieux de l'Egypte et qu'il avait envoyé un messager à son beau-père le roi de Mitanni, pour implorer le secours de la miraculeuse Ishtar de Ninive. Or, c'était pour Amon un tel affront qu'on n'en parlait qu'à voix basse dans le territoire du temple et dans la Maison de la Vie.
La statue d'Ishtar arriva en effet et je vis les prêtres à la barbe frisée, avec des coiffures étranges et d'épais manteaux de laine, la porter tout en sueur à travers Thèbes, au son des instruments de métal et au roulement sourd dés tambourins. Mais même les dieux étrangers ne purent, à la grande joie des prêtres, soulager le pharaon. Au moment où la crue commençait, on manda au palais le trépanateur royal.
Je n'avais pas vu une seule fois Ptahor dans la Maison de la Vie, car les trépanations étaient rares et je n'étais pas encore assez avancé pour suivre les opérations et les soins des spécialistes. Or, voici que Ptahor fut amené en toute hâte dans la Maison de la Vie. Il se purifia soigneusement et je pris soin de me trouver près de lui. Il était chauve, son visage était tout ridé, les joues pendaient flasques et tristes de chaque côté de sa bouche de vieillard mécontent. Il me reconnut, sourit et dit:
– C'est toi, Sinouhé? Es-tu vraiment déjà si avancé, fils de Senmout?
Il me tendit une boite noire où il conservait ses instruments, et il m'ordonna de l'accompagner. C'était pour moi un honneur immérité que même un médecin royal eût pu m'envier, et j'en fus très conscient.
– Je dois éprouver la sûreté de mes mains, dit Ptahor. Nous allons commencer par trépaner ici deux crânes, afin de voir comment cela marche.
Ses yeux étaient chassieux et ses mains tremblaient un peu. Nous entrâmes dans la salle des incurables, des paralysés et des blessés à la tête. Ptahor examina quelques crânes et il choisit un vieillard pour qui la mort serait une délivrance, et un robuste esclave qui avait perdu la parole et ne pouvait bouger les membres après avoir été blessé d'un coup de pierre à la tête durant une rixe. On leur donna un anesthésique et on les porta dans la salle d'opération. Ptahor nettoya lui-même ses instruments qu'il passa à la flamme.
Ma tâche consistait à raser les cheveux des deux malades. Après cela on nettoya la tête et on la lava, on oignit la peau avec une pommade, et Ptahor put se mettre au travail. Il commença par fendre le cuir chevelu du vieillard et le replier des deux côtés, sans s'inquiéter de la forte hémorragie, puis, avec des mouvements rapides, il perfora dans l'os dénudé un trou avec le trépan creux et enleva le morceau d'os détaché. Le vieillard se mit à haleter et son visage devint violet.
– Je ne vois pas de défaut dans sa tête, dit Ptahor qui remit l'os à sa place, recousit le cuir chevelu et banda la tête.
Après quoi le vieillard rendit l'âme.
– Ma main tremble un peu, dit Ptahor. Un plus jeune que moi irait-il me chercher une coupe de vin?
Parmi les spectateurs se trouvaient, outre les maîtres de la Maison de la Vie, de nombreux étudiants qui se préparaient à devenir trépanateurs. Une fois qu'il eut bu son vin, Ptahor s'occupa de l'esclave qui, solidement ligoté, jetait des regards irrités, en dépit du stupéfiant qu'il avait pris. Ptahor ordonna de le ficeler encore plus solidement et de placer sa tête dans un support spécial, afin qu'il ne pût pas remuer. Il coupa le cuir chevelu et, cette fois, il évita soigneusement l'hémorragie. Les veines au bord de la plaie furent cautérisées, et l'effusion de sang fut arrêtée par des médicaments. Ce fut le travail des autres médecins, car Ptahor voulait éviter de se fatiguer les mains. A la vérité, il existait dans la Maison de la Vie un homme inculte dont la seule présence suffisait à arrêter toute hémorragie en quelques instants, mais Ptahor désirait faire un cours et il voulait réserver cet homme pour le pharaon.
Après avoir nettoyé le crâne, Ptahor montra à tous l'endroit où l'os avait été enfoncé. Utilisant le foret, la scie et la pince, il détacha un morceau gros comme la main et montra ensuite à tous comment du sang coagulé avait coulé dans les plis blancs du cerveau. Avec une prudence extrême, il enleva les caillots un à un et retira un éclat d'os qui avait pénétré dans le cerveau. L'opération fut assez longue, de sorte que chaque étudiant eut le temps de bien regarder et de se graver dans l'esprit l'aspect extérieur d'un cerveau vivant. Ensuite Ptahor referma le trou avec une plaque d'argent nettoyée au feu et qu'on avait préparée entre temps d'après le morceau détaché, et il la fixa avec de petites agrafes. Après avoir recousu la peau du crâne et pansé la blessure, il dit:
– Réveillez l'homme.
En effet, celui-ci avait presque perdu connaissance.
On détacha l'esclave, on lui versa du vin dans la gorge et on lui fit respirer des médicaments forts. Au bout d'un instant, il se mit sur son séant et commença à jurer. C'était un miracle, incroyable pour qui ne l'a pas vu de ses yeux, car avant l'opération l'homme ne pouvait parler ni bouger ses membres. Cette fois, je n'eus pas à demander pourquoi, car Ptahor expliqua que l'os enfoncé et le sang répandu dans le cerveau avaient produit ces symptômes visibles.
– S'il ne meurt pas d'ici trois jours, on pourra le considérer comme guéri, déclara Ptahor, et dans deux semaines il pourra rosser l'homme qui lui a fracturé le crâne. Je ne crois pas qu'il mourra.
Puis il remercia poliment tous ceux qui l'avaient assisté et il mentionna aussi mon nom, bien que je n'eusse fait que lui tendre les instruments dont il avait eu besoin. Mais je n'avais pas deviné son intention lorsqu'il m'avait confié cette tâche: en me remettant sa boîte d'ébène, il m'avait par là même désigné pour être son assistant dans le palais du pharaon. Pendant deux opérations, je lui avais tendu ses instruments, et j'étais ainsi un spécialiste qui lui rendrait de plus grands services qu'aucun des médecins royaux pour une trépanation. C'est pourquoi mon étonnement fut extrême quand il me dit: