– Eh bien, nous voilà prêts à trépaner le crâne royal. N'est-ce pas, Sinouhé?
C'est ainsi que, dans ma simple blouse de médecin, j'eus l'honneur de monter à côté de Ptahor dans la litière royale. L'homme dont la présence arrêtait le sang dut se contenter de prendre place sur le timon, et les esclaves du pharaon nous emportèrent rapidement, d'un pas si égal que la litière ne se balançait pas du tout. Sur la rive, la barque royale nous attendait et nous emporta à force de rames, semblant voler plutôt que glisser sur l'eau. Du débarcadère on nous porta rapidement dans le palais doré, et je ne fus pas surpris de cette hâte, car dans les rues de Thèbes marchaient déjà des soldats, et les marchands emportaient leurs marchandises dans les dépôts, et on fermait portes et fenêtres. Tout cela indiquait que le grand pharaon allait bientôt mourir.
LIVRE III. La passion de Thèbes
Une foule de gens, des nobles et des roturiers, s'étaient massés devant les murailles de la maison d'or, et même le rivage interdit était couvert de barques, bateaux à rames en bois des riches et esquifs de roseau poissé des pauvres. Quand ils nous virent, on entendit dans la foule un long murmure, semblable au bruit lointain des eaux, et de bouche en bouche se répandit la nouvelle que le trépanateur royal était arrivé. Alors les gens levèrent le bras en signe de deuil, les gémissements et les lamentations nous précédèrent dans le palais, car tous savaient qu'aucun pharaon n'avait survécu plus de trois jours à sa trépanation.
De la porte des lys, on nous conduisit dans les appartements royaux, et les hauts dignitaires de la cour étaient à notre service et s'inclinaient jusqu'au sol devant Ptahor et devant moi, parce que nous portions la mort dans nos mains. On nous avait préparé une chambre spéciale pour nous purifier, mais après avoir échangé quelques mots avec le médecin royal, Ptahor leva simplement le bras en signe de deuil et exécuta négligemment les cérémonies de purification. Le feu sacré fut porté derrière nous et, à travers les merveilleux appartements royaux, nous pénétrâmes dans la chambre à coucher.
Le grand pharaon reposait dans son lit sous un baldaquin doré, des dieux formant les piliers du lit le protégeaient, et des lions supportaient la couche. Il était étendu sans aucun des emblèmes de sa puissance, le corps tuméfié et nu, sans connaissance, la tête inclinée de côté, râlant péniblement, tandis que la salive coulait du coin des lèvres. La puissance et la gloire terrestres sont si périssables que le pharaon ne se distinguait en rien de n'importe quel agonisant dans une salle de la Maison de la Vie. Mais sur les parois de la chambre, des chevaux enrubannés continuaient à le tirer dans le chariot royal, sa main puissante bandait l'arc et les lions périssaient sous ses traits. Le rouge, l'or et le bleu brillaient sur les murs, et sur le plancher nageaient des poissons, des canards volaient de leurs ailes rapides et les roseaux se penchaient dans le vent.
Nous nous inclinâmes profondément devant le pharaon mourant, et chacun se rendit compte que tout l'art de Ptahor était vain. Mais de tout temps le pharaon a été trépané à ses derniers instants, s'il n'est pas mort d'une mort naturelle, et cette fois aussi il fallait procéder au rite. J'ouvris la boîte d'ébène, je nettoyai encore une fois les instruments au feu, et je tendis à Ptahor le couteau de silex. Le médecin du roi avait déjà rasé le crâne, si bien que Ptahor ordonna à l'homme hémostatique de s'asseoir sur le lit et de prendre la tête du pharaon sur ses genoux.
Alors la grande épouse royale Tii s'approcha du lit et dit:
– Non.
Jusqu'ici elle s'était tenue contre le mur, les bras levés en signe de deuil et immobile comme une statue. Derrière elle on voyait le jeune héritier et sa sœur Baketamon, mais je n'avais pas encore osé lever les yeux sur eux. Maintenant, à la faveur de la confusion, je les reconnus d'après leurs portraits dans les temples. L'héritier avait mon âge, mais il était plus grand que moi. Il tenait droite sa tête au menton proéminent, les yeux fermés. Ses membres étaient maladivement débiles, ses paupières et les muscles de ses joues frémissaient. La princesse Baketamon avait de beaux traits nobles et de longs yeux ovales. Sa bouche et ses joues étaient peintes en rouge, elle était vêtue de lin royal, si bien que ses membres transparaissaient comme ceux des déesses. Mais plus imposante qu'eux était l'épouse royale Tii, bien qu'elle fût petite et corpulente. Son teint était très foncé, les pommettes étaient larges et saillantes. On disait qu'elle avait été une simple femme du peuple et qu'elle avait du sang nègre, mais je ne puis l'affirmer. Tout ce que je sais, c'est que, quoique dans les inscriptions les titres de ses parents ne soient pas indiqués, elle avait des yeux réfléchis, intrépides et perçants, et que toute son allure était majestueuse. Quand elle leva la main et regarda l'esclave hémostatique, celui-ci ne fut plus que poussière devant ses larges pieds brun foncé. Je la compris, car l'homme n'était qu'un vulgaire bouvier qui ne savait ni lire ni écrire. Il avait la nuque voûtée, les bras ballants, la bouche bêtement ouverte et une expression stupide. Il n'avait ni talent ni mérite, mais il possédait le don d'arrêter le sang par sa simple présence, et c'est pourquoi on l'avait enlevé à sa charrue et à ses bœufs pour l'engager au service du temple. En dépit de toutes les purifications, il répandait sans cesse une odeur de fumier, et il était incapable de dire d'où lui venait son don. Ce n'était pas un art ni même un exercice de la volonté. Ce don était en lui comme une pierre précieuse repose dans la gangue, on ne pouvait l'acquérir par l'étude ni par un exercice spirituel.
– Je ne permets pas qu'il touche à un être divin, dit la grande reine. C'est moi qui tiendrai la tête du dieu, s'il le faut.
Ptahor protesta en relevant que l'opération était sanglante et désagréable à voir. Malgré cela, l'épouse royale prit place au bord du lit et souleva très doucement la tête de son époux mourant, sans s'inquiéter de la salive qui coulait sur ses mains.
– Il est à moi, dit-elle encore. Que personne d'autre ne le touche. C'est sur mes genoux qu'il entrera dans le royaume de la mort.
– Lui, le dieu, montera dans la barque du soleil son père et gagnera directement le pays des bienheureux, dit Ptahor qui, de son couteau de silex, fendit le cuir chevelu. Il est issu du soleil et il y retournera et son nom sera célébré par tous les peuples d'éternité en éternité. Au nom de Seth et de tous les diables, que fait donc notre hémostatique?
Il se proposait de bavarder simplement pour détourner l'attention de l'épouse royale, comme un médecin qui parle à son malade en lui faisant mal. La dernière phrase, dite à mi-voix, s'adressait à l'homme qui restait appuyé contre la porte, le regard tout endormi, alors que le sang commençait à couler sur les genoux de l'épouse royale qui tressaillit et qui pâlit. L'homme eut un sursaut, il pensait peut-être à ses bœufs et à ses canaux d'irrigation, mais soudain il se rappela ses fonctions, il s'approcha et regarda le pharaon les bras levés. Le sang cessa aussitôt de couler, et je pus laver et nettoyer la tête.
– Pardon, madame, dit Ptahor en prenant le foret. Oui, dans le soleil, tout droit vers son père dans une barque dorée, qu'Amon le bénisse.
Tout en parlant, avec des gestes rapides et habiles, il tournait entre ses mains le foret qui s'enfonçait en grinçant dans l'os. Alors l'héritier ouvrit les yeux, s'avança d'un pas et dit, le visage tout tremblant:
– Ce n'est pas Amon, mais Rê-Herakhti qui le bénira, et Aton est sa manifestation.