Je levai la main respectueusement, bien que je ne susse pas de quoi il parlait, car qui peut se vanter de connaître tous les mille dieux de l'Egypte? Surtout pas un prêtre d'Amon qui a déjà fort à faire avec les saintes triades et ennéades.
– Mais oui, Aton, murmura Ptahor placidement. Pourquoi pas Aton, j'ai eu un lapsus.
Il reprit le couteau de silex et le marteau à manche d'ébène, puis, à petits coups, il détacha l'os.
– C'est vrai, j'avais oublié que dans sa sagesse divine il avait érigé un temple à Aton. C'était peu après la naissance du prince, n'est-ce pas, belle Tii? Bien, bien, encore un petit instant.
Il jeta un regard soucieux sur le prince qui, debout près du lit, serrait les poings et sanglotait.
– En somme, une petite goutte de vin raffermirait la main et ne ferait pas de mal au prince non plus. A cette occasion il vaudrait la peine de briser le cachet d'une amphore royale. Hop!
Je lui tendis les pinces et il enleva le morceau d'os, si bien que la tête oscilla sur les genoux de la reine.
– Un peu de lumière, Sinouhé.
Ptahor soupira, car le pire était passé. Je soupirai aussi instinctivement, et le même sentiment de soulagement sembla se répandre aussi sur le visage du pharaon évanoui, car il bougea les membres, la respiration se calma et il sombra dans une inconscience plus profonde. A la lumière, Ptahor examina un instant le cerveau royal dont la matière était d'un beau gris et palpitait.
– Hum! fit Ptahor d'un air absorbé. Ce qui est fait est fait. C'est à Aton de pourvoir au reste, car c'est l'affaire des dieux et non des hommes.
Légèrement et prudemment il remit en place le morceau d'os, boucha la fente avec une pommade et replaça la peau, puis il pansa la plaie. L'épouse royale posa la tête sur le coussin en bois richement taillé et regarda Ptahor. Le sang avait séché sur ses genoux, mais elle ne s'en souciait pas. Ptahor croisa son regard impavide sans s'incliner et dit à voix basse:
– Il vivra jusqu'au lever du jour, si son dieu le permet.
Puis il leva le bras en signe de deuil et je fis comme lui. Ensuite je lavai et nettoyai les instruments à la flamme et les remis dans la boîte d'ébène.
– Ton cadeau sera important, dit la grande reine qui, d'un geste de la main, nous autorisa à nous retirer.
On nous avait servi un repas dans une salle du palais et Ptahor vit avec joie de nombreuses jarres de vin le long de la paroi. Il en fit ouvrir une après en avoir bien examiné le cachet, et les esclaves nous versèrent de l'eau sur les mains.
Resté seul avec Ptahor, j'osai le questionner sur Aton, car j'ignorais vraiment qu'Amenhotep III avait fait construire un temple à ce dieu. Ptahor m'expliqua que Rê-Herakhti était le dieu familial des Amenhotep, parce que le plus grand des rois guerriers, le premier Thotmès, avait eu dans le désert, près du sphinx, un rêve durant lequel ce dieu lui apparut et lui prédit qu'un jour il porterait la couronne des deux royaumes, ce qui semblait incroyable à ce moment, car il y avait de nombreux héritiers avant lui. Dans les jours de sa folle jeunesse, Ptahor avait lui-même vu entre les pattes du sphinx le temple élevé en souvenir du rêve de Thotmès et la table où était racontée l'apparition. Dès lors, la famille avait honoré Rê-Herakhti qui habitait à Héliopolis et dont la forme d'apparition était Aton. Cet Aton était un antique dieu, plus ancien qu'Amon, mais oublié jusqu'au jour où la grande épouse royale avait mis au monde un fils après avoir été implorer Aton à Héliopolis. C'est pourquoi on avait érigé un temple à ce dieu à Thèbes aussi, bien qu'on n'y vît guère que les membres de la famille royale, et Aton y était figuré par un taureau portant un soleil sur ses cornes et Horus aussi y était représenté sous la forme d'un faucon.
– C'est ainsi que le prince héritier est le fils céleste de cet Aton, dit Ptahor qui prit une rasade. L'épouse royale eut sa vision dans le temple Rê-Herakhti et mit au monde un fils. Elle en ramena aussi un prêtre très ambitieux qui avait su gagner sa faveur. Il s'appelle Aï et c'est sa femme qui fut la nourrice du prince. Il a une fille dont le nom est Nefertiti et qui a sucé le même lait que l'héritier du trône et joué avec lui comme une sœur, aussi peux-tu imaginer ce qui va arriver. Ptahor reprit du vin, soupira et dit:
– Ah, rien n'est plus agréable à un vieillard que de boire du bon vin et de bavarder de ce qui ne le regarde pas. Sinouhé, mon fils, si tu savais combien de secrets sont enfouis derrière le front d'un vieux trépanateur! On y trouverait même des secrets royaux, et bien des gens se demandent pourquoi les garçons ne sont jamais nés vivants dans le gynécée du palais, car c'est contraire à toutes les lois de la médecine. Et pourtant le souverain actuellement trépané ne crachait pas dans son verre aux jours de sa force et de sa joie. Il fut un grand chasseur qui abattit mille lions et cinq cents buffles; mais combien de filles culbuta-t-il à l'ombre de son baldaquin, cela même le gardien du harem n'arriverait pas à le dire, et pourtant il n'eut qu'un fils avec la seule Tii.
Je me sentis inquiet, car j'avais aussi bu du vin. C'est pourquoi je soupirai en regardant la pierre verte à mon doigt. Mais Ptahor poursuivait implacablement:
– Il trouva sa grande épouse royale au cours d'une partie de chasse. On dit qu'elle était la fille d'un oiseleur dans les roseaux du Nil, mais le roi l'éleva à ses côtés à cause de sa sagesse et honora aussi ses parents indignes dont il remplit la tombe de cadeaux précieux. Tii n'avait rien à objecter aux frasques de son époux, tant que les femmes du harem ne mettaient au monde que des filles. Et sur ce point, elle fut favorisée par une chance merveilleuse. Mais si l'homme qui repose là-bas tenait le sceptre et le fouet, c'est la grande épouse royale qui dirigeait la main et le bras. Lorsque pour des raisons politiques le roi épousa la fille du roi de Mitanni pour éviter à jamais les guerres avec le pays des rivières qui coulent vers le haut, Tii réussit à lui faire croire que la princesse avait un sabot de chèvre à l'endroit que vise le membre de l'homme et qu'elle puait le bouc, à ce qu'on disait, et cette princesse finit par sombrer dans la folie.
Ptahor me jeta un coup d'oeil et ajouta précipitamment:
– Sinouhé, n'accorde jamais créance à ces racontars, car ils ont été inventés par des gens malveillants et chacun connaît la douceur et la sagesse de la grande épouse royale et sait qu'elle est habile à s'entourer d'hommes capables. C'est sûr.
Et Ptahor me dit:
– Conduis-moi, Sinouhé mon fils, car je suis déjà vieux et mes jambes sont faibles.
Je le menai dehors, la nuit était tombée et à l'est l'éclat des lumières de Thèbes jetait dans le ciel une lueur rouge. J'avais bu du vin et je sentais de nouveau dans mon sang la passion de Thèbes, tandis que les fleurs embaumaient et que les étoiles scintillaient au-dessus de ma tête.
– Ptahor, j'ai soif d'amour, quand le reflet des lumières de Thèbes embrase le ciel nocturne.
– L'amour n'excite pas. L'homme est triste s'il n'a pas de femme avec qui coucher. Mais quand il a couché avec une femme, il est encore plus triste qu'avant. C'est ainsi et ce sera toujours ainsi.
– Pourquoi?
– Les dieux mêmes ne le savent pas. Ne me parle pas d'amour, sinon je te percerai le crâne. Je le ferai gratuitement et sans la moindre rétribution, car ainsi je t'épargnerai bien des chagrins.
Je jugeai alors opportun de remplir l'office d'un esclave: je le pris dans mes bras et le portai dans la chambre qui nous était destinée. Il était si petit et si vieux que je pus le porter sans haleter. Dès qu'il fut sur son lit, il s'endormit après avoir en vain cherché une coupe près de lui. Je le couvris soigneusement, car la nuit était fraîche, et je retournai vers les plates-bandes de fleurs, car j'étais jeune et la jeunesse n'a pas besoin de sommeil la nuit où meurt un roi.
Les voix basses des gens massés pour la nuit au pied des murailles du palais me parvenaient comme le bruit du vent dans une lointaine jonchaie.