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Je veillais sur la terrasse fleurie, tandis que les lumières de Thèbes rougeoyaient dans le ciel oriental, et je songeais à des yeux qui étaient verts comme le Nil sous le soleil estival, quand je constatai que je n'étais pas seul.

La lune était mince et la lumière des étoiles faible et tremblante, si bien que ne savais pas si c'était un homme ou une femme qui s'approchait de moi. Mais quelqu'un venait et cherchait à voir mon visage pour me reconnaître. Je bougeai, et l'inconnu dit d'une voix enfantine et impérieuse à la fois:

– Est-ce toi, solitaire?

Alors je reconnus à sa voix et à son corps frêle l'héritier du trône; je m'inclinai jusqu'à terre devant lui sans oser ouvrir la bouche. Mais il me poussa du pied avec impatience et dit:

– Lève-toi et ne fais pas l'imbécile. Personne ne nous voit et tu n'as pas besoin de te prosterner devant moi. Réserve tes hommages au dieu dont je suis le fils, car il y a un seul dieu et tous les autres sont ses formes d'apparition. Ne le sais-tu pas?

Sans attendre ma réponse, il reprit après un instant de réflexion:

– Tous les dieux sauf peut-être Amon qui est un faux dieu.

Je fis de la main un geste de réprobation et je dis «Oh!» pour montrer que je redoutais pareils propos.

– C'est bon, dit-il. Je t'ai vu près de mon père, quand tu tendais le couteau et le marteau à ce vieux fou de Ptahor. C'est pourquoi je t'ai nommé le Solitaire. Mais ma mère a donné à Ptahor le nom de Vieux Singe. Ce seront vos noms, si vous devez mourir avant de quitter le palais. Mais c'est moi qui ai trouvé le tien.

Je me dis qu'il était vraiment malade et dérangé pour proférer de telles insanités; mais Ptahor aussi m'avait dit que nous devrions périr si le pharaon mourait. C'est pourquoi mes cheveux commencèrent à me chatouiller et je levai le bras, car je ne désirais pas mourir.

L'héritier respirait irrégulièrement à côté de moi; il agitait les bras et parlait avec excitation.

– Je suis inquiet, je voudrais être ailleurs qu'ici.

Mon dieu va m'apparaître, je le sais, mais je le redoute. Reste avec moi, Solitaire, car le dieu me broiera le corps avec sa force, et ma langue sera malade, quand il me sera apparu.

Je fus pris d'un tremblement, car je croyais qu'il délirait. Mais il me dit d'un ton impérieux:

– Viens!

Je le suivis. Il me fit descendre de la terrasse et longer le lac royal, tandis que les murmures de la foule en deuil nous parvenaient comme un lugubre bruissement. Nous dépassâmes les écuries et les chenils, et nous sortîmes par la porte de service sans être retenus par les gardiens. J'avais peur, car Ptahor avait dit que nous ne devions pas quitter le palais avant la mort du roi; mais je ne pouvais résister à l'héritier.

Il marchait le corps tendu, à pas rapides et glissants, si bien que je peinais à le suivre. Il n'avait qu'un pagne et la lune éclairait sa peau blanche et ses cuisses minces qui ressemblaient à celles d'une femme. La lune éclairait ses oreilles décollées et son visage excité et souffrant, comme s'il avait poursuivi une vision invisible à autrui.

Parvenu sur la rive, il me dit:

– Prenons une barque. Je dois aller vers le levant à la rencontre de mon père.

Il monta dans la première barque venue et je le suivis; nous traversâmes le fleuve sans que personne ne nous en empêchât, bien que nous eussions volé la barque. La nuit était inquiète, de nombreuses barques sillonnaient le fleuve, et devant nous l'éclat des lumières de Thèbes rougissait le ciel avec une splendeur accrue. A peine débarqué, il abandonna la barque à son sort et se mit à marcher droit devant lui, sans regarder en arrière, comme s'il avait déjà maintes fois accompli ce trajet. Ne pouvant faire autrement, je le suivais en tremblant.

Il marchait à vive allure, et j'admirais la résistance de son corps frêle, car bien que la nuit fût froide, la sueur me coulait dans le dos. La position des étoiles changea et la lune baissa, mais il continuait à marcher et nous quittâmes la vallée pour une solitude stérile, et Thèbes disparut au loin, tandis que les trois montagnes orientales, gardiennes de Thèbes, se détachaient en noir sur le ciel. Je me demandais où et comment je trouverais une chaise à porteur pour rentrer, car je pensais qu'il n'aurait plus la force de revenir à pied.

Il finit par s'asseoir sur le sable en haletant et dit d'un ton craintif:

– Tiens-moi les mains, Sinouhé, car mes mains tremblent et mon cœur bat. L'instant approche, car le monde est désert et il n'y a plus au monde que toi et moi, mais tu ne pourras me suivre où je vais. Et pourtant je ne veux pas rester seul.

Je le pris par les poignets et je sentis que tout son corps frémissait et était couvert d'une sueur froide. Le monde était désert autour de nous, et quelque part au loin un chacal se mit à glapir à la mort. Les étoiles pâlissaient très lentement et l'air ambiant devenait gris comme la mort. Soudain l'héritier dégagea violemment ses mains, il se dressa et leva le visage vers les collines de l'est.

– Le dieu vient! dit-il à voix basse. Et son visage prit un éclat maladif.

– Le dieu vient! cria-t-il dans le désert.

Et la lumière jaillit autour de nous, embrasant et dorant les montagnes. Le soleil se leva. Alors le jeune homme poussa un cri et s'affaissa évanoui. Mais ses membres s'agitaient encore, la bouche s'ouvrait et les pieds battaient le sable. Je n'avais plus peur, car j'avais déjà entendu de pareils cris dans la Maison de la Vie et je savais ce qu'il fallait faire. Je n'avais pas de morceau de bois à lui placer entre les dents, mais je déchirai mon pagne et le mis dans sa bouche, puis je lui massai les membres. Je savais qu'il serait malade et confus en reprenant ses esprits, et je regardais autour de moi où je trouverais de l'aide. Mais Thèbes était loin et je n'aperçus pas la moindre cabane dans le voisinage.

Au même instant, un faucon vola près de moi en criant. Il avait l'air de sortir tout droit des rayons brillants du soleil et il décrivit un grand cercle au-dessus de nous. Puis il descendit, comme s'il avait voulu se poser sur le front de l'héritier. Je fus tellement saisi que je fis instinctivement le signe sacré d'Amon. Peut-être que le prince avait songé à Horus en parlant de son dieu, et celui-ci nous apparaissait sous l'aspect d'un faucon. Le prince gémissait, je me penchai sur lui pour le soigner. Quand je relevai la tête, je vis que l'oiseau s'était mué en un jeune homme, qui se tenait devant moi, beau comme un dieu dans le rayonnement du soleil. Il avait une lance à la main et sur les épaules la veste grossière des pauvres. Je ne croyais vraiment pas aux dieux, mais pour toute sûreté je me prosternai devant lui.

– Qu'y a-t-il? demanda-t-il dans le dialecte du bas pays en montrant l'héritier. Est-il malade?

J'eus honte et je me mis sur mes genoux en le saluant.

– Si tu es un bandit, ton butin sera maigre, mais ce jeune homme est malade, et les dieux te béniront peut-être si tu nous aides.

Il poussa un cri violent, et aussitôt un faucon tomba du ciel pour se poser sur ses épaules. Je me dis qu'il valait mieux être prudent, pour le cas où tout de même il serait un dieu, voire un dieu mineur. C'est pourquoi je lui parlai avec un certain respect et je lui demandai poliment qui il était, d'où il venait et où il allait.

– Je suis Horemheb, le fils du faucon, dit-il fièrement. Mes parents sont de simples fromagers, mais on m'a prédit dès ma naissance que je commanderais à beaucoup de gens. Le faucon volait devant moi, c'est pourquoi je suis venu ici, n'ayant point trouvé de gîte en ville. Les habitants de Thèbes redoutent la lance après la tombée de la nuit. Mais je me propose de m'engager comme soldat, car on dit que le pharaon est malade et je pense qu'il a besoin de bras solides pour le protéger.

Son corps était beau comme celui d'un jeune lion et son regard perçait comme une flèche ailée. Je pensai avec une certaine envie que mainte femme lui dirait: «Beau garçon, ne veux-tu pas me réjouir dans ma solitude?»