L'héritier du trône laissa échapper un gémissement, il se passa la main sur le visage et bougea les pieds. J'ôtai le bâillon de sa bouche et j'aurais bien voulu avoir de l'eau pour le restaurer. Horemheb l'observait avec curiosité et il demanda froidement:
– Va-t-il mourir?
– Non, il ne mourra pas, dis-je avec impatience. Il souffre du mal sacré.
Horemheb me regarda et serra sa lance.
– Tu n'as pas à me mépriser, dit-il, bien que je marche nu-pieds et que je sois encore pauvre. Je sais écrire convenablement et lire les inscriptions, et je commanderai à beaucoup de gens. Quel dieu est entré en lui?
C'est que le peuple croit qu'un dieu parle par la bouche des épileptiques.
– Il a un dieu particulier, dis-je. Je crois qu'il est un peu fou. Quand il aura repris ses esprits, tu m'aideras à le porter en ville où on trouvera une litière pour le mener chez lui.
– Il a froid, dit Horemheb qui ôta sa veste pour en couvrir l'héritier. Les aubes de Thèbes sont froides, mais mon sang me réchauffe. En outre, je connais de nombreux dieux et je pourrais t'en citer un grand nombre qui m'ont été propices. Mais mon dieu particulier est Horus. Ce garçon est certainement un enfant de riches, car sa peau est blanche et fine, et il n'a jamais travaillé de ses mains. Et toi, qui es-tu?
Il parlait beaucoup et avec vivacité, car il était un pauvre garçon qui avait fait un grand trajet pour arriver à Thèbes et qui avait en cours de route éprouvé bien des mécomptes et des avanies.
– Je suis médecin. J'ai aussi été ordonné prêtre du premier degré dans le grand temple d'Amon à Thèbes.
– Tu l'as certainement amené dans le désert pour le guérir, déclara Horemheb. Mais tu aurais dû l'habiller davantage. Ce n'est pas que je veuille critiquer, ajouta-t-il aussitôt.
Le sable rouge luisait à la lumière du soleil levant, la pointe de la lance rougeoyait, et le faucon décrivait de larges orbes au-dessus de la tête du jeune homme. L'héritier du trône se mit sur son séant, ses dents claquaient, il gémissait doucement et regardait autour de lui avec étonnement.
– Je l'ai vu, dit-il. Cet instant est comme un siècle, je n'avais plus d'âge et il a tendu mille mains bénissantes sur ma tête et chaque main me donnait un gage de vie éternelle. Ne croirais-je pas?
– J'espère que tu ne t'es pas mordu la langue, dis-je plein de souci. J'ai essayé de te soigner, mais je n'avais pas de morceau de bois à te glisser entre les dents.
Mais ma voix n'était qu'un bourdonnement de moustique dans ses oreilles. Il regardait Horemheb, ses yeux brillèrent et s'écarquillèrent, et il était beau avec son sourire étonné.
– Est-ce toi qu'Aton, l'unique, a envoyé? demanda-t-il d'un air surpris.
– Un faucon a volé devant moi et j'ai suivi mon faucon, dit Horemheb. C'est pourquoi je suis ici, je ne sais rien d'autre.
Mais l'héritier vit la lance et son visage s'assombrit.
– Tu as une lance, dit-il d'un ton de reproche. Horemheb montra sa lance.
– Le manche en est d'un bois excellent, dit-il. Sa pointe de cuivre a soif de boire le sang des ennemis du pharaon, ma lance a soif, et son nom est Egorgeuse.
– Pas de sang, dit l'héritier. Aton a horreur du sang. Il n'y a rien de plus affreux que le sang répandu.
Bien que j'eusse vu comment l'héritier fermait les yeux pendant que Ptahor trépanait son père, je ne savais pas encore qu'il était de ces gens que la vue du sang rend malades jusqu'à causer un évanouissement.
– Le sang purifie les peuples et les rend forts, affirma Horemheb. C'est le sang qui engraisse les dieux et leur assure la santé. Tant qu'il y aura des guerres, le sang devra couler.
– Il n'y aura plus jamais de guerre, dit l'héritier.
– Cet enfant est toqué, dit Horemheb. Il y a toujours eu des guerres, et il y en aura toujours, car les peuples doivent mettre leurs forces à l'épreuve pour vivre.
– Tous les peuples sont ses enfants, toutes les langues et toutes les couleurs, la terre rouge et la terre noire, dit le prince en regardant le soleil. Je dresserai son temple dans tous les pays et j'enverrai aux rois le symbole de vie, car je le vois, je suis né de lui et je retournerai à lui.
– Il est vraiment fou, dit Horemheb en secouant la tête. Je comprends qu'il ait besoin de soins.
– Son dieu vient de lui apparaître, dis-je gravement pour mettre Horemheb en garde, car déjà il me plaisait. Le haut mal lui a fait voir un dieu, et nous ne sommes pas compétents pour discuter ce que le dieu lui a dit. Chacun fait son salut à sa manière.
– Moi je crois à ma lance et à mon faucon, dit Horemheb.
Mais l'héritier leva la main pour saluer le soleil, et son visage redevint beau et brillant, comme s'il contemplait un autre monde que le nôtre. Après l'avoir laissé prier à sa convenance, nous l'entraînâmes vers la ville sans qu'il résistât. L'accès de maladie l'avait épuisé, il avait de la peine à marcher. C'est pourquoi nous le portâmes entre nous, précédés par le faucon.
Parvenu à la lisière des champs cultivés, jusqu'où s'étendaient les canaux d'irrigation, nous vîmes qu'une litière royale nous attendait. Les esclaves s'étaient étendus sur le sol, et un prêtre imposant s'avança à notre rencontre. Il avait la tête rasée, ses traits sombres étaient fort beaux. Je mis les mains à la hauteur de mes genoux devant lui, car j'avais deviné qu'il était le prêtre de Rê-Herakhti dont Ptahor m'avait parlé. Mais il ne s'occupa pas de moi. Il se prosterna devant l'héritier et le salua du nom de roi. C'est ainsi que je sus que le pharaon Amenhotep III était mort. Les esclaves s'empressèrent autour du nouveau roi, on lui lava les membres, on le massa et l'oignit, on le vêtit de lin royal et on plaça sur sa tête une coiffure royale.
Sur ces entrefaites, Aï m'adressa la parole:
– A-t-il rencontré son dieu, Sinouhé?
– Il a rencontré son dieu, répondis-je. Mais j'ai veillé sur lui, pour qu'il ne lui arrive rien de mal. Comment sais-tu mon nom?
Il sourit et dit:
– C'est mon devoir de savoir tout ce qui se passe dans le palais, jusqu'à ce que mon temps soit venu. Je connais ton nom et je sais que tu es médecin. C'est pourquoi je l'ai confié à ta garde. Je sais aussi que tu es prêtre d'Amon et que tu lui as prêté serment.
Il dit ces derniers mots avec une menace dans la voix, mais je levai le bras en disant:
– Que signifie un serment à Amon?
– Tu as raison, dit-il, et tu n'as pas besoin de te repentir. Sache donc qu'il devient inquiet quand le dieu s'approche de lui. Rien ne peut le retenir alors et il ne permet pas aux gardiens de le suivre. Vous avez néanmoins été en sécurité toute la nuit, aucun danger ne vous a menacés, et tu vois qu'une litière l'attend. Mais qui est ce lancier?
Il montra Horemheb qui, un peu à l'écart, éprouvait le fer de sa lance, son faucon sur l'épaule.
– Il vaudrait peut-être mieux le faire périr, car il n'est pas bon que les secrets des pharaons soient trop connus.
– Il a couvert le pharaon de sa veste, car il faisait froid, dis-je. Il est prêt à brandir sa lance contre les ennemis du pharaon. Je crois que tu auras plus de profit de lui vivant que mort, prêtre Aï.
Alors Aï lui lança nonchalamment un bracelet d'or en disant:
– Viens me voir un jour dans la maison dorée, lancier.
Mais Horemheb laissa le bracelet tomber à ses pieds dans le sable et jeta à Aï un regard de défi:
– Je ne reçois d'ordres que du pharaon, dit-il. Si je ne me trompe, le pharaon est celui qui porte la couronne. Mon faucon m'a conduit vers lui, c'est un signe suffisant.
Aï ne se fâcha pas.
– L'or est précieux et on en a toujours besoin, dit-il en ramassant le bracelet qu'il se remit au poignet. Incline-toi devant ton pharaon, mais dépose ta lance en sa présence.