– Je suis venu te demander un conseil, Sinouhé le solitaire, me dit-il.
– Je ne comprends pas. Tu es fort comme un taureau et hardi comme un lion. Comment un médecin pourrait-il t'aider?
– Je viens consulter l'ami et non pas le médecin, dit-il en s'asseyant.
Mon serviteur borgne lui versa de l'eau sur les mains et je lui offris des biscuits envoyés par ma mère Kipa et du vin cher, car mon cœur était ravi de le voir.
– Tu es monté en grade, tu es un officier royal et sûrement les femmes te sourient.
Mais il s'assombrit et dit:
– Foin de cela!
Puis il poursuivit avec excitation:
– Le palais est plein de mouches qui me couvrent de chiures. Les rues de Thèbes sont dures et me blessent les pieds, et les sandales me serrent les orteils.
(Il se débarrassa de ses sandales et se massa les pieds.) Je suis officier des gardes du corps, mais mes camarades sont des gamins de dix ans qui se moquent de moi, parce qu'ils sont de haute naissance. Leur bras est trop faible pour bander un arc, leurs épées sont des jouets dorés et incrustés, bonnes pour trancher du rôti, mais pas pour répandre le sang de l'ennemi. Ils passent sur leurs chars de guerre, incapables de maintenir l'ordre, ils mélangent les rênes, et les roues de leurs chars heurtent celles de leurs voisins. Les soldats s'enivrent et couchent avec les esclaves du palais, et ils n'obéissent plus aux ordres. A l'école de guerre, des hommes qui n'ont jamais vu de bataille ni connu la faim, la soif et la peur devant l'ennemi, lisent de vieux récits. Il secoua rageusement son collier d'or et dit: – Qu'importent les colliers et les décorations, puisqu'on ne les gagne pas au combat, mais en se prosternant devant le pharaon? La mère royale a fixé une barbe à son menton et s'est ceinte d'une queue de lion, mais comment un soldat pourrait-il respecter une femme comme souverain?… Je sais, je sais, dit-il lorsque je fis allusion à la grande reine qui avait envoyé une flotte dans le pays de Pount. Ce qui a été jadis doit exister maintenant aussi. Mais du temps des grands pharaons, les soldats n'étaient pas méprisés comme à présent. Aux yeux des Thébains, le métier militaire est le plus vil de tous, et ils interdisent leur porte aux soldats. Je perds mon temps. Je perds ma jeunesse et mes forces en apprenant l'art militaire chez des hommes qui se sauveraient en hurlant devant les cris de guerre des nègres. Oui, ils s'évanouiraient de peur, si la flèche d'un habitant des déserts sifflait à leurs oreilles. Oui, ils se cacheraient sous les robes de leur mère, s'ils entendaient le fracas des chars lancés à l'attaque. Par mon faucon, seule la guerre forme le soldat, et c'est au cliquetis des armes qu'on voit ce dont on est capable. C'est pourquoi je veux partir.
Il donna un coup de cravache sur la table, renversant les coupes, et mon serviteur se sauva en criant.
– Tu es vraiment malade, ami Horemheb, lui dis-je. Tu as les yeux fébriles et tu transpires.
– Ne suis-je pas un homme? s'écria-t-il en se frappant la poitrine de ses poings. Je peux soulever de chaque main un esclave et entrechoquer leurs têtes. Je peux porter de lourds fardeaux, comme il convient à un soldat, je ne m'essouffle pas à la course, je ne crains ni la faim, ni la soif, ni l'ardeur du soleil dans le désert. Mais pour eux tout cela est méprisable, et les femmes de la maison dorée n'admirent que les gamins qui ne se rasent pas encore. Elles admirent les hommes dont les bras sont minces et qui ont des hanches de filles. Elles admirent les hommes qui emploient des parasols, qui se peignent la bouche en rouge et qui gazouillent comme des oiseaux sur la branche. Moi, on me méprise, parce que je suis robuste et que le soleil m'a tanné le cuir et qu'on voit à mes mains que je peux travailler de mes mains.
Il se tut, le regard fixe, et but du vin.
– Tu es solitaire, Sinouhé, dit-il. Moi aussi je suis solitaire, plus solitaire que quiconque, car je devine ce qui va arriver et je sais que je suis destiné à commander les foules et qu'un jour les deux royaumes auront besoin de moi. C'est pourquoi je suis plus solitaire que tous les autres, mais je n'ai plus la force de rester seul, Sinouhé, car mon cœur est rempli d'étincelles de feu, ma gorge est serrée et je ne dors plus la nuit.
J'étais médecin et je croyais avoir quelque connaissance des hommes et des femmes. C'est pourquoi je lui dis:
– Elle est certainement mariée et son mari la surveille de près?
Horemheb me jeta un regard si sombre que je me hâtai de ramasser une coupe et de lui offrir du vin. Il se calma et dit en se tâtant la poitrine et la gorge:
– Je dois quitter Thèbes, car ici j'étouffe dans le fumier, et les mouches me salissent.
Puis brusquement il s'affaissa et me dit à voix basse:
– Sinouhé, tu es médecin. Donne-moi un philtre qui me permette de vaincre l'amour.
– C'est bien facile. Je puis te donner des pilules qui, dissoutes dans le vin, te rendront fort et passionné comme un babouin, si bien que les femmes soupireront dans tes bras et se pâmeront. C'est facile.
– Non, non, tu m'as mal compris, Sinouhé. Je ne suis pas impuissant. Mais je désire un remède qui me guérisse de ma folie. Je veux un remède qui calme mon cœur et le rende dur comme le roc.
– Il n'existe pas de remède pareil. Il ne faut qu'un sourire et le regard d'yeux verts pour que la médecine soit réduite à l'impuissance. Je le sais moi-même. Mais les sages ont dit qu'un diable chasse l'autre. Je ne sais si c'est vrai, mais il arrive que le second diable soit pire que le premier.
– Que veux-tu dire? demanda-t-il d'un ton irrité. Je suis las des phrases qui ne font qu'entortiller les choses et les embrouiller.
– Tu dois trouver une autre femme qui chasse la première de ton cœur. Voilà mon idée. Thèbes regorge de femmes belles et séduisantes qui se fardent et se vêtent du lin le plus fin. Il en existe certainement une qui sera disposée à te sourire. Tu es jeune et fort, tu as les membres longs et une chaîne d'or au cou. Mais je ne comprends pas ce qui te sépare de celle que tu désires. Même si elle est mariée, aucun mur n'est assez haut pour arrêter l'amour, et la ruse de la femme qui convoite un homme surmonte tous les obstacles. C'est ce que prouvent les légendes des deux royaumes. On dit aussi que la fidélité de la femme est comme le vent: elle reste la même, mais elle peut changer de direction. On dit aussi que la vertu de la femme est comme la cire: elle fond quand on la réchauffe. Le galant n'encourt aucune honte, mais on brocarde le mari cocu. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi.
– Elle n'est pas mariée, dit Horemheb avec agacement. Cesse de me parler de fidélité, de vertu et de honte. Elle ne me regarde même pas, bien que je sois sous ses yeux. Elle ne touche pas à ma main si je la lui tends pour l'aider à monter dans sa litière. Peut-être me croit-elle sale, parce que le soleil m'a bronzé.
– C'est donc une femme noble?
– Inutile de parler d'elle. Elle est plus belle que la lune et les étoiles, plus éloignée de moi que la lune et les étoiles. Vraiment, il me serait plus facile de saisir la lune dans mes bras. C'est pourquoi je dois oublier. C'est pourquoi je dois quitter Thèbes. Sinon je mourrai.
– Tu n'as pourtant pas porté tes regards sur la grande mère royale? dis-je en plaisantant, car je voulais le faire rire. Je la croyais vieille et boulotte, au moins pour le goût d'un jeune homme.
– Elle a son prêtre, dit-il avec mépris. Je crois qu'ils forniquaient déjà du vivant du roi.
Mais je levai le bras pour l'arrêter et je lui dis:
– Vraiment, tu t'es désaltéré à maint puits empoisonné depuis ton arrivée à Thèbes.
Horemheb dit:
– Celle qui est l'objet de ma flamme se peint les lèvres et les joues en ocre rouge, ses yeux sont ovales et foncés, et personne n'a encore caressé ses membres sous le lin royal. Elle s'appelle Baketamon et dans ses veines coule le sang des pharaons. Tu connais maintenant ma folie, Sinouhé. Mais si tu en parles à qui que ce soit, même à moi, je te tuerai, où que tu sois, et je placerai ta tête entre tes jambes et je jetterai ton corps dans le fleuve. Garde-toi aussi bien de jamais mentionner son nom en ma présence, sinon je te tuerai.