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– Est-ce que cette maison est à toi? lui demandai-je, tandis qu'assise à côté de moi elle m'examinait de ses yeux durs et verts.

– Elle est à moi, et ces invités sont mes hôtes; il en vient chaque soir, car je n'aime pas être seule.

– Tu es certainement très riche, dis-je avec découragement, car je craignais de n'être pas digne d'elle.

Mais elle me sourit comme à un enfant et dit en citant plaisamment les paroles de la légende:

– Je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. Que veux-tu de moi?

Mais je ne compris pas ce qu'elle voulait dire par ces mots.

– Et Metoufer, lui demandai-je, car je voulais tout savoir, même au risque d'en souffrir.

Elle me jeta un regard interrogateur et fronça légèrement ses sourcils peints.

– Ne sais-tu pas qu'il est mort? Il avait détourné des fonds que le pharaon avait confiés à son père pour construire des temples. Metoufer est mort et son père n'est plus architecte royal. Tu ne le savais pas?

– Si c'est vrai, dis-je en souriant, je croirais presque qu'Amon l'a puni de l'avoir bafoué.

Et je lui racontai comment le prêtre et lui avaient craché au visage de la statue du dieu et s'étaient oints avec les onguents sacrés. Elle sourit aussi, mais ses yeux restaient durs, et elle regardait au loin. Brusquement, elle dit:

– Pourquoi n'es-tu pas venu chez moi alors, Sinouhé? Si tu m'avais cherchée, tu m'aurais trouvée. Tu as eu grand tort de ne pas venir chez moi et de courir chez d'autres femmes, avec ma bague à ton doigt.

– J'étais encore un enfant, et j'avais peur de toi. Mais dans mes rêves tu étais ma sœur. Tu vas te moquer de moi, quand je t'avouerai que je ne me suis encore jamais diverti avec une femme, car j'espérais bien te rencontrer un jour.

Elle sourit et fit un geste de la main.

– Tu mens avec effronterie, dit-elle. Pour toi je suis certainement une vieille femme laide, et tu t'amuses à me moquer et à me berner.

Elle me regarda, et ses yeux souriaient gentiment comme jadis, et elle rajeunissait à mes yeux et était pareille à autrefois, si bien que mon cœur se gonflait d'allégresse.

– C'est vrai que je n'ai jamais touché à une femme, lui dis-je. Mais ce n'est peut-être pas vrai que je n'ai attendu que toi, car je veux être franc. Bien des femmes ont passé près de moi, des jeunes et des vieilles, des intelligentes et des stupides, mais je les ai regardées seulement avec des yeux de médecin et mon cœur ne s'est embrasé pour aucune d'elles; pourquoi? je n'en sais rien. Et je dis encore:

– Il me serait facile de dire que cela provient de la pierre que tu m'as donnée en souvenir de ton amitié. Sans que je le sache, peut-être m'as-tu enchanté en appuyant tes lèvres sur les miennes, tellement tes lèvres étaient douces. Mais ce n'est pas une explication. C'est pourquoi tu pourrais me demander mille fois: Pourquoi? je ne saurais te répondre.

– Peut-être que dans ton enfance tu es tombé à califourchon sur un timon, ce qui t'a rendu triste et solitaire, dit-elle avec raillerie et en me touchant doucement de la main, comme aucune femme ne me l'avait fait encore.

Je n'eus pas besoin de lui répondre, car elle savait bien qu'elle avait plaisanté. C'est pourquoi elle retira vite sa main et chuchota:

– Buvons ensemble pour nous réjouir le cœur. Peut-être bien que je me divertirai avec toi, Sinouhé.

Nous bûmes du vin, les esclaves emportèrent quelques hôtes dans leurs litières, et Horemheb passa le bras autour de sa voisine, en l'appelant sœur. La femme sourit, lui ferma la bouche de sa main et lui dit de ne pas raconter des bêtises dont il se repentirait le lendemain. Mais Horemheb se leva et cria, un verre à la main:

– Quoi que je fasse, je ne m'en repentirai jamais, car à partir d'aujourd'hui je veux regarder seulement en avant et jamais en arrière. Je le jure par mon faucon et par les mille dieux des deux royaumes dont je suis incapable d'énumérer les noms, mais qui peuvent bien recevoir mon serment.

Il prit son collier d'or et voulut le passer au cou de la femme, mais celle-ci refusa:

– Je suis une femme respectable et pas une gourgandine.

Elle se leva tout irritée et sortit, mais sur la porte, en catimini, elle fit signe à Horemheb de la suivre; et il partit derrière elle, et ce soir on ne les revit plus.

Mais ce départ passa inaperçu, car la soirée était avancée, et les invités auraient déjà dû s'en aller. Pourtant, ils continuaient à boire du vin et à trébucher en brandissant les instruments qu'ils avaient pris aux musiciens.

Ils s'embrassaient et s'appelaient frères et amis, et au bout d'un instant ils se donnaient des coups et se traitaient de verrats ou de castrats. Les femmes ôtaient impudiquement leurs perruques et permettaient aux hommes de caresser leur crâne lisse, car depuis que les femmes riches et nobles se sont mises à se raser la tête, aucune caresse n'est plus excitante pour les hommes. Quelques hommes s'approchèrent aussi de Nefernefernefer, mais elle les repoussa des deux mains, et je leur marchais sur les orteils quand ils insistaient, sans me soucier de leur rang ni de leur dignité, car ils étaient tous ivres.

Et moi je n'étais pas ivre de vin, mais bien de sa présence et du contact de ses mains. Enfin elle fit un signe et les esclaves éteignirent les lampes, emportèrent les tables et les tabourets, ramassèrent les fleurs écrasées et les couronnes et portèrent dans leurs litières les hommes qui s'étaient endormis sur leurs coupes de vin. Je lui dis alors:

– Je dois certainement m'en aller.

Mais chacun de ces mots me faisait saigner le cœur, comme le sel brûle dans une plaie, car je ne voulais pas la perdre et tout instant passé loin d'elle serait vide pour moi.

– Où veux-tu aller? me demanda-t-elle avec un étonnement feint.

– Je veillerai toute la nuit devant ta porte. J'irai sacrifier dans tous les temples de Thèbes pour remercier les dieux de t'avoir rencontrée enfin, car depuis que je t'ai vue, je crois de nouveau aux dieux. J'irai cueillir des fleurs aux arbres pour les semer sur ton passage, quand tu sortiras de chez toi. J'irai acheter de la myrrhe pour en oindre les montants de ta porte.

Mais elle sourit et dit:

– Il vaut mieux que tu ne sortes pas, car j'ai déjà des fleurs et de la myrrhe. Il vaut mieux que tu ne sortes pas, car excité par le vin tu pourrais échouer chez d'autres femmes, et je ne le veux point.

Ces paroles m'enthousiasmèrent à un tel degré que je voulus la prendre, mais elle me repoussa en disant:

– Cesse! Mes domestiques nous voient et je ne veux pas que, alors même que j'habite seule, on me prenne pour une femme méprisable. Mais puisque tu as été franc avec moi, je veux aussi être franche avec toi. C'est pourquoi nous ne ferons pas encore ce qui t'a amené ici, mais nous irons au jardin où je te raconterai une légende.