– Que veux-tu, Sinouhé? demanda-t-elle. Ta présence m'importune.
– Tu sais bien ce que je veux, dis-je en cherchant à l'embrasser, car je me rappelais sa bienveillance de la dernière nuit.
Mais elle me repoussa avec impatience.
– Tu es méchant ou malveillant, puisque tu me déranges, dit-elle avec vivacité. Ne vois-tu pas que je dois me faire belle, car j'attends un riche marchand de Sidon qui possède un bijou de reine trouvé dans une tombe. Ce soir, on m'offrira ce bijou que je convoite, car personne n'en a un pareil. C'est pourquoi je dois me parer et me faire masser.
Sans pudeur, elle se dévêtit et s'étendit sur son lit, pour qu'une esclave pût l'oindre et la masser. Le cœur me monta à la gorge et mes mains se couvrirent de sueur, tandis que j'admirais sa beauté.
– Pourquoi restes-tu ici, Sinouhé? demanda-t-elle après le départ de l'esclave. Pourquoi n'es-tu pas parti? Je dois m'habiller.
Alors la passion s'empara de moi et je me jetai sur elle, mais elle se débattit habilement, et je fondis en larmes dans mon ardeur impuissante. Pour finir, je lui dis:
– Si j'en avais les moyens, je t'achèterais ce bijou, tu le sais bien. Mais je ne veux pas qu'un autre te touche. Je préfère mourir.
– Vraiment? dit-elle en fermant les yeux. Tu veux que personne ne m'embrasse? Et si je te sacrifiais cette journée? Et si je buvais et me divertissais avec toi aujourd'hui, car de demain nul n'est certain? Que me donnerais-tu?
Elle écarta les bras et se prélassa sur son lit, et tout son beau corps était soigneusement épilé.
– Que me donnerais-tu? répéta-t-elle en me regardant.
– Je n'ai rien à te donner, dis-je en admirant son lit qui était d'ivoire et d'ébène, le plancher de lapis-lazuli orné de turquoises, les nombreux vases d'or. Non, je ne possède vraiment rien que je puisse te donner.
Et mes genoux fléchirent. Je fis mine de me retirer, mais elle me retint.
– J'ai pitié de toi, Sinouhé, dit-elle à voix basse en s'étirant voluptueusement. Tu m'as déjà donné ce que tu avais de plus précieux, bien qu'après coup je trouve qu'on en exagère beaucoup l'importance. Mais tu possèdes encore une maison, des habits et des instruments de médecin. Tu n'es pas tout à fait pauvre.
Je tremblais de la tête aux pieds, mais je répondis tout de même:
– Tout sera à toi, Nefernefernefer, si tu le désires. Tout sera à toi si tu te divertis avec moi aujourd'hui. Certes, la valeur n'en est pas bien grande, mais la maison est installée pour un médecin, et un élève de la Maison de la Vie pourrait en donner un bon prix, si ses parents ont de la fortune.
– Vraiment? dit-elle en tournant son dos nu vers moi pour se regarder dans un miroir et corriger de ses doigts fins les lignes noires de ses sourcils. Soit, comme tu le veux. Va chercher un scribe pour rédiger l'acte, afin que je puisse transférer en mon nom tout ce que tu possèdes. Car bien que j'habite seule, je ne suis point une femme méprisable et je dois penser à l'avenir, si jamais tu m'abandonnes, Sinouhé.
Je regardais son dos nu, ma langue devenait épaisse dans ma bouche, et mon cœur battait si follement que je me détournai et courus chercher un scribe qui rédigea rapidement tous les papiers nécessaires et alla les déposer dans les archives royales. Quand je revins, Nefernefernefer était vêtue de lin transparent, elle portait une perruque rouge comme le feu, son cou, ses poignets et ses chevilles s'ornaient de bijoux merveilleux, et une splendide litière l'attendait devant la maison. Je lui remis le reçu du scribe:
– Tout ce que je possède est maintenant à toi, Nefernefernefer, tout est à toi, jusqu'aux vêtements que je porte. Mangeons et buvons et divertissons-nous aujourd'hui, car de demain nul n'est certain.
Elle prit le papier et l'enferma négligemment dans un coffret d'ébène, en disant:
– Je suis désolée, Sinouhé, mais je viens de m'apercevoir que j'ai mes règles, si bien que tu ne peux me toucher. C'est pourquoi il vaut mieux que tu te retires, pour que je puisse me purifier, car j'ai la tête lourde et des douleurs aux reins. Tu peux revenir une autre fois, et tu obtiendras ce que tu désires.
Je la regardai, la mort dans l'âme, sans pouvoir parler. Elle s'impatienta et frappa du pied en disant:
– Va-t'en, car je suis pressée. Quand je voulus la toucher, elle cria:
– Tu vas brouiller mon fard!
Je rentrai chez moi et mit tout en ordre pour le nouveau propriétaire. Mon esclave borgne me suivait pas à pas en hochant la tête, sa présence finit par m'excéder et je lui dis avec violence:
– Cesse de me suivre, car je ne suis plus ton maître. Sois obéissant à ton nouveau maître, quand il viendra, et ne le vole pas autant que tu m'as volé, car sa canne sera peut-être plus dure que la mienne.
Alors il se prosterna devant moi et leva la main au-dessus de sa tête en signe de deuil, puis il versa des larmes amères en disant:
– Ne me renvoie pas, ô maître, car mon vieux cœur s'est attaché à toi et il se brisera si tu me chasses. Je t'ai toujours été fidèle, bien que tu sois très jeune et simple, et ce que je t'ai dérobé, je l'ai pris en tenant compte de ton propre intérêt et en calculant ce qu'il valait la peine de te dérober. Avec mes vieilles jambes j'ai couru les rues pendant les heures chaudes de la journée en chantant ton nom et ta réputation de guérisseur en dépit des serviteurs des autres médecins qui me donnaient des coups de bâton ou me lançaient des crottes.
Mon cœur était plein de sel, un goût amer m'empestait la bouche; mais pourtant je fus ému et je le touchai de la main à l'épaule en lui disant:
– Lève-toi, Kaptah!
Tel était bien son nom, mais je ne l'appelais jamais ainsi, pour ne pas qu'il en fût flatté et se crût mon égal. Quand je l'appelais, je disais habituellement: «esclave, imbécile, vaurien» ou «voleur».
En entendant son nom, il redoubla de larmes et toucha de son front mes mains et mes jambes, il posa mon pied sur sa tête. Mais je finis par me fâcher et lui allongeai un coup de bâton en lui ordonnant de se lever.
– Rien ne sert de pleurer, lui dis-je. Mais sache bien que je ne t'ai pas cédé à autrui par dépit, car je suis content de tes services, bien que trop souvent tu manifestes ton impertinence en claquant les portes et en bousculant la vaisselle. Quant à tes larcins, je ne t'en veux pas, car c'est un droit de l'esclave. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi. Mais je suis obligé de renoncer à tes services, parce que je n'ai rien d'autre à donner. J'ai aussi cédé ma maison et tout ce que je possède, si bien que même les vêtements que je porte ne sont plus à moi. C'est pourquoi tu as beau pleurer devant moi. Alors Kaptah se leva, se gratta la tête et se mit à parler:
– C'est un jour néfaste.
Il réfléchit un moment et ajouta:
– Tu es un grand médecin, Sinouhé, bien que tu sois jeune, et le monde entier s'ouvre à toi. C'est pourquoi tu ferais sagement de rassembler tous tes biens les plus précieux et de détaler avec moi cette nuit, dans l'obscurité, pour nous cacher dans un bateau dont le capitaine ne serait pas trop minutieux, et on descendrait le fleuve. Dans les deux royaumes il existe de nombreuses villes, et si l'on te reconnaît comme un homme recherché par la justice ou si l'on me reconnaît comme un esclave fugitif, nous irons dans les pays rouges où personne ne saura qui nous sommes. On pourra gagner les îles de la mer, où les vins sont lourds et les femmes joyeuses. De même dans le pays de Mitanni et à Babylone, où les fleuves coulent à contresens, on honore grandement la médecine égyptienne, si bien que tu pourras t'y enrichir et je serai le serviteur d'un homme considéré. Dépêche-toi, mon maître, afin que nous puissions tout préparer avant la tombée de la nuit.
Il me tira par la manche.
– Kaptah! Cesse de m'importuner de tes vains bavardages, car mon cœur est sombre comme la mort et mon corps n'est plus à moi. Je suis lié par des entraves qui sont plus solides que des fils de cuivre, bien que tu ne les voies pas. C'est pourquoi je ne peux fuir, car tout instant passé loin de Thèbes serait pour moi pire qu'une fournaise ardente.