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– Comme les hommes sont perfides et trompeurs, dit-elle. Toi aussi tu me mens, mais je t'aime et je suis faible, Sinouhé. Tu m'as dit une fois que mon sein brûlait plus que la flamme, mais ce n'est pas du tout vrai. Tu peux tâter ma poitrine, elle est fraîche et douce pour toi. Et mes seins aimeraient tes caresses, car ils sont fatigués.

Mais quand je voulus me divertir avec elle, elle me repoussa, se mit sur son séant et dit d'un ton vexé:

– Bien que je sois faible et seule, je ne permets pas à un homme perfide de me toucher. Car tu ne m'as pas dit que ton père Senmout possède une maison dans le quartier des pauvres. Certes, elle n'a pas grande valeur, mais le terrain est proche des quais, et on pourrait tirer quelque chose du mobilier en le vendant sur la place. Peut-être pourrais-je boire et manger et me divertir avec toi aujourd'hui, si tu me donnais ces biens, car de demain nul n'est certain, et je dois veiller sur ma réputation.

– La fortune de mon père n'est pas à moi, dis-je avec effroi. Tu ne peux me demander ce qui ne m'appartient pas, Nefernefernefer.

Mais elle pencha la tête et me regarda de ses yeux verts, et son visage était pâle et fin, quand elle me dit:

– La fortune de ton père est ton héritage légal, Sinouhé, tu le sais fort bien, car tes parents n'ont pas de fille qui aurait la priorité pour l'héritage, mais tu es fils unique. Tu me caches aussi que ton père est aveugle et qu'il t'a remis son sceau, avec le droit de gérer ses biens et d'en disposer comme s'ils étaient à toi.

C'était vrai. Sur le point de perdre la vue, Senmout mon père m'avait confié son cachet et chargé de veiller à ses intérêts, car il ne pouvait plus signer son nom. Kipa et lui disaient souvent que la maison devrait être vendue pour un bon prix, afin qu'ils puissent s'acheter une petite ferme en dehors de la ville pour y vivre jusqu'au jour où ils entreraient dans la tombe et avanceraient vers la vie éternelle.

Je ne sus que répondre, tant me remplissait d'horreur l'idée que j'allais tromper mon père et ma mère qui avaient toute confiance en moi. Mais Nefernefernefer ferma à demi les yeux et dit:

– Prends ma tête dans tes mains et pose tes lèvres sur ma poitrine, car tu as quelque chose qui me rend faible, Sinouhé. C'est pourquoi je néglige pour toi mes vrais intérêts, et toute cette journée je me divertirai avec toi, si tu me cèdes la fortune de ton père, bien qu'elle n'ait pas grande valeur.

Je pris sa tête dans mes mains, et elle était petite et lisse dans mes mains, et une excitation indicible s'empara de moi:

– Qu'il en soit comme tu le désires, lui dis-je.

Et ma voix se brisa. Mais lorsque je voulus la toucher, elle dit:

– Tu auras bientôt ce que tu désires, mais va d'abord chercher un scribe pour qu'il rédige tous les actes conformément aux lois, car je ne me fie pas aux promesses des hommes qui sont tous perfides, et je dois veiller sur ma réputation.

J'allai chercher un scribe, et chacun de mes pas me fut une souffrance. Je pressai le scribe, j'apposai le cachet de mon père sur le papier, si bien que le scribe put remettre le même jour le document aux archives. Mais je n'avais plus ni argent ni cuivre pour le payer, et il en fut mécontent, mais il consentit à attendre le payement jusqu'au jour où l'on vendrait la maison, ce qui fut aussi consigné sur l'acte de cession.

A mon retour chez Nefernefernefer, les domestiques me dirent que leur maîtresse dormait, et je dus attendre son réveil jusqu'au soir. Enfin elle me reçut et je lui remis le papier du scribe qu'elle enferma négligemment dans un coffret noir.

– Tu es obstiné, Sinouhé, dit-elle, mais je suis une femme honnête et je tiens toujours mes promesses. Prends donc ce que tu es venu chercher.

Elle s'étendit sur son lit et m'ouvrit ses bras, mais elle ne se divertit pas du tout avec moi: elle détourna la tête pour se mirer dans une glace et de la main elle étouffait ses bâillements, si bien que la jouissance que je désirais ne fut que cendres pour moi. Quand je me levai, elle me dit:

– Tu as reçu ce que tu voulais, Sinouhé. Laisse-moi maintenant en paix, car tu m'ennuies prodigieusement. Tu ne me donnes pas le moindre plaisir, car tu es gauche et violent, et tes mains me font mal. Mais je ne veux pas t'énumérer les peines que tu me causes, puisque tu es si nigaud. Allons, retire-toi vite. Tu pourras revenir un autre jour, à moins que tu ne sois déjà rassasié de moi.

J'étais comme une coquille d'œuf vide. Tout chancelant je la quittai et rentrai chez moi. Je voulais m'enfermer dans une chambre obscure pour y enfouir ma tête dans mes mains et gémir sur mon infortune et ma misère, mais sur le seuil était assis un homme avec une perruque tissée et un costume syrien bigarré. Il me salua avec arrogance et me demanda un conseil de médecin.

– Je ne reçois plus de malades, car cette maison n'est plus à moi, lui dis-je.

– J'ai des varices, ajouta-t-il dans une langue parsemée de mots syriens. Ton brave esclave Kaptah t'a recommandé à moi pour ton savoir en matière de varices. Délivre-moi de mes douleurs, et tu n'auras pas à t'en repentir.

Il était si insistant que je finis par le faire entrer et que j'appelai Kaptah pour qu'il m'apportât de l'eau chaude pour me laver. Mais Kaptah était absent, et c'est seulement en examinant les varices du Syrien que je reconnus que c'étaient celles de mon esclave. Kaptah enleva sa perruque et éclata de rire.

– Qu'est-ce donc que cette farce? lui dis-je en lui donnant un coup de canne qui transforma ses rires en gémissements.

Quand j'eus jeté la canne, il me dit:

– Puisque je ne suis plus ton esclave, mais celui d'un autre, je peux bien t'avouer que je me propose de fuir, et j'ai essayé de voir si mon déguisement était bon.

Je lui rappelai les châtiments réservés aux esclaves marrons, et je lui dis qu'il se ferait certainement prendre un jour, car de quoi vivrait-il? Mais il me répondit:

– Après avoir bu beaucoup de bière cette nuit, j'ai eu un rêve. Dans ce rêve, toi, mon maître, tu étais étendu dans une fournaise, mais je survenais brusquement et, après t'avoir couvert de reproches, je te tirais par la nuque et te plongeais dans une eau courante qui t'emportait au loin. Je suis allé au marché et j'ai demandé à un oniromancien ce que signifiait mon rêve, et il m'a dit que mon maître courait un grand danger, que je recevrais de nombreux coups de bâton à cause de mon impertinence et que mon maître allait entreprendre un long voyage. Ce rêve est vrai, car il suffit de voir ton visage pour savoir que tu es en grand danger; quant aux coups de canne, je les ai déjà reçus, si bien que la fin du songe doit être vraie aussi. C'est pourquoi je me suis procuré ce costume, afin qu'on ne me reconnaisse pas, car sérieusement je compte bien t'accompagner en voyage.

– Ta fidélité me touche, Kaptah, lui dis-je en affectant un ton ironique. Il se peut qu'un long voyage m'attende, mais si c'est le cas, il me conduira à la Maison de la Mort, et tu ne tiendras guère à m'y suivre.

– De demain nul n'est certain, dit-il effrontément. Tu es encore jeune et vert comme un veau que sa mère n'a pas assez léché. C'est pourquoi je n'ose pas te laisser partir seul pour le pénible voyage à la Maison de la Mort et au pays de l'occident. Il est probable que je t'accompagnerai pour t'aider de mes expériences, car mon cœur s'est attaché à toi, en dépit de toute ta folie, et je n'ai pas de fils, bien que j'aie probablement engendré bien des enfants. Mais je ne les ai jamais vus, et c'est pourquoi je veux penser que tu es mon fils. Je ne dis pas cela pour te mépriser, mais pour te montrer quels sont mes sentiments envers toi.

Son effronterie dépassait les bornes, mais je renonçai à le rosser, parce qu'il n'était plus mon esclave. Je m'enfermai dans ma chambre, je me couvris la tête et je dormis comme un mort jusqu'au matin, car lorsque la honte et le repentir sont assez grands, ils agissent comme un soporifique. Mais dès que j'ouvris les yeux, je pensai à Nefernefernefer, à ses yeux et à son corps et je crus la serrer dans mes bras et caresser sa tête lisse. Pourquoi? je ne le sais pas, peut-être m'avait-elle enchanté par un sortilège mystérieux, et pourtant je ne crois guère à la magie. Tout ce que je sais, c'est que je fis ma toilette et me fardai pour aller chez elle.