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Elle me reçut dans le jardin, près de l'étang aux lotus. Ses yeux étaient brillants et joyeux et plus verts que l'eau du Nil. Elle poussa un cri en me voyant et dit:

– Oh, Sinouhé, tu me reviens quand même. Peut-être ne suis-je pas encore vieille et laide, puisque tu n'es pas rassasié de moi. Que veux-tu de moi?

Je la regardai, comme un affamé regarde du pain, et elle pencha la tête, prit un air fâché et dit:

– Sinouhé, Sinouhé, désires-tu vraiment te divertir de nouveau avec moi? Certes, j'habite seule, mais je ne suis pas pour cela une femme méprisable et je dois songer à ma réputation.

– Je t'ai cédé hier toute la fortune de mon père, lui dis-je. Maintenant il est ruiné, bien qu'il ait été un médecin respecté, et il devra peut-être mendier le pain de ses vieux jours, et ma mère ira faire des lessives.

– Hier était hier et aujourd'hui est aujourd'hui, dit-elle en me regardant les yeux mi-clos. Mais je ne suis pas exigeante et je te permets volontiers de t'asseoir à côté de moi et tu peux me prendre la main, si cela t'amuse. Aujourd'hui mon cœur est joyeux et je veux partager avec toi la joie de mon cœur, bien que je n'ose probablement pas me divertir avec toi de quelque autre manière.

Elle me regardait malicieusement, elle souriait en me caressant le genou.

– Tu ne me demandes pas pourquoi mon cœur est joyeux, dit-elle sur un ton de reproche. Mais je peux tout de même te le dire. Sache donc qu'un noble vient d'arriver du bas pays, et il apporte un vase en or qui pèse près de cent deben et dont les flancs sont ornés de nombreux dessins amusants. Il est vieux et si maigre que ses os me piqueront probablement les cuisses, mais je crois que demain ce beau vase décorera ma maison. C'est que je ne suis pas une femme méprisable, et je dois veiller avec vigilance sur ma réputation.

Elle respira profondément, comme je ne disais rien, et elle regarda rêveusement les lotus et les autres fleurs du jardin. Puis elle se déshabilla sans hâte et se mit à nager dans l'étang. Sa tête émergeait de l'eau à côté des lotus, et elle était plus belle que les lotus. Elle se laissa flotter sur l'eau devant moi, un bras sous la nuque, et elle me dit:

– Tu es bien silencieux aujourd'hui, Sinouhé. J'espère que je ne t'ai pas vexé sans le vouloir. Si je puis compenser ma méchanceté, je le ferai volontiers.

Alors je ne pus plus me retenir:

– Tu sais fort bien ce que je veux, Nefernefernefer

– Ton visage est rouge et toutes les artères battent dans tes tempes, Sinouhé, dit-elle. Tu ferais bien de te déshabiller et de venir te rafraîchir dans l'étang avec moi, car la journée est vraiment très chaude. Ici personne ne nous voit, tu n'as rien à redouter.

Je me déshabillai et descendis à côté d'elle, et sous l'eau mon flanc toucha le sien. Mais quand je voulus la prendre, elle s'enfuit en riant et m'aspergea le visage.

– Je sais bien ce que tu veux, Sinouhé, quoique je sois trop timide pour oser te regarder. Mais tu dois commencer par me donner un cadeau, car tu sais bien que je ne suis pas une femme méprisable.

Je m'emportai et lui criai:

– Tu es folle, Nefernefernefer, car tu sais bien que tu m'as dépouillé de tout. J'ai déjà honte de moi et je n'oserai plus rencontrer mes parents. Mais je suis encore médecin et mon nom est inscrit dans le Livre de la Vie. Peut-être qu'un jour je gagnerai assez pour te donner un cadeau digne de toi, mais prends pitié de moi, car même dans l'eau mon corps est comme dans les flammes et je me mords les doigts jusqu'au sang en te regardant.

Elle se remit à nager sur le dos, se balançant légèrement, et ses seins émergeaient comme des fleurs rouges.

– Un médecin exerce sa profession avec ses mains et ses yeux, n'est-ce pas, Sinouhé? Sans mains et sans yeux tu ne serais plus un médecin, même si ton nom était inscrit mille fois dans le Livre de la Vie. Peut-être que je boirais et mangerais et me divertirais avec toi aujourd'hui, si tu me laissais te crever les yeux et te couper les mains, afin que je puisse les suspendre en guise de trophées au chambranle de ma porte, pour que mes amis me respectent et sachent que je ne suis pas une femme méprisable.

Elle me regarda sous ses sourcils peints en vert et reprit:

– Non, j'y renonce, car je ne ferais rien de tes yeux et tes mains pourriraient et attireraient les mouches. Mais ne pouvons-nous vraiment rien trouver que tu puisses me donner, car tu me rends faible, Sinouhé, et je suis impatiente en te voyant nu dans mon étang. Tu es certes gauche et inexpérimenté, mais je crois pouvoir au cours de la journée t'apprendre bien des choses que tu ignores encore, car je connais d'innombrables manières qui plaisent aux hommes et qui peuvent aussi amuser une femme. Réfléchis un peu, Sinouhé.

Mais lorsque j'essayai de la saisir, elle s'échappa, sortit de l'eau et se réfugia sous un arbre, toute dégoulinante.

– Je ne suis qu'une faible femme, et les hommes sont perfides et traîtres, dit-elle. Toi aussi, Sinouhé, puisque tu continues à me mentir. Mon cœur est triste quand j'y pense, et les larmes ne sont pas loin, puisque manifestement tu es las de moi. Autrement tu ne me cacherais pas que tes parents se sont aménagé une belle tombe dans la Ville des défunts et qu'ils ont déposé au temple une somme suffisante pour que leurs corps soient embaumés et puissent supporter la mort et pour qu'ils aient le nécessaire durant le voyage vers le pays du Couchant.

En entendant ces mots, je me déchirai la poitrine, si bien que le sang coula, et je criai:

– En vérité, ton nom est Tabouboué, j'en suis certain maintenant.

Mais elle me répondit tranquillement:

– Tu ne dois pas me reprocher de ne pas vouloir être une femme méprisable. Ce n'est pas moi qui t'ai invité à venir ici, tu es venu tout seul. Mais c'est bien. Je sais maintenant que tu ne m'aimes pas, mais que tu viens seulement pour te moquer de moi, puisqu'une pareille bagatelle est un obstacle entre nous.

Les larmes roulèrent sur mes joues et je soupirai de chagrin, mais je m'approchai d'elle, et elle appuya légèrement son corps contre le mien.

– Cette idée est vraiment coupable et impie, lui dis-je. Je devrais priver mes parents de la vie éternelle et laisser leurs corps se dissoudre dans le néant, comme ceux des esclaves et des pauvres et ceux des criminels jetés dans le fleuve? Est-ce donc ce que tu exiges de moi?

Elle serra son corps nu contre le mien et dit:

– Cède-moi la tombe de tes parents, et je te murmurerai à l'oreille le mot frère, et mon corps sera pour toi plein d'un feu délicieux et je t'enseignerai mille secrets que tu ignores et qui plaisent aux hommes.

Je ne pus plus me contenir et je fondis en larmes en disant:

– Je ferai ce que tu veux, et que mon nom soit maudit durant toute l'éternité. Mais je ne peux te résister, si grande est ta force magique sur moi.

Mais elle dit:

– Ne parle pas de magie en ma présence, car c'est une offense pour moi, parce que je ne suis pas une femme méprisable et que j'habite dans une maison à moi et que je veille sur ma réputation. Mais puisque tu es mal tourné et ennuyeux; je vais envoyer un esclave chercher un scribe, et en l'attendant nous allons nous restaurer et boire du vin, pour que ton cœur se réjouisse et que nous puissions nous divertir ensemble, une fois que les papiers seront signés.

Elle partit d'un gai éclat de rire et rentra en courant.

Je m'habillai et la suivis, et les serviteurs me versèrent de l'eau sur les mains et s'inclinèrent devant moi, les mains à la hauteur des genoux. Derrière mon dos, ils riaient et se moquaient de moi, et je m'en aperçus fort bien, mais j'affectai de me comporter comme si leurs railleries n'étaient qu'un bourdonnement de mouche dans mes oreilles. Ils se turent dès que Nefernefernefer fut redescendue et nous mangeâmes et bûmes ensemble, et il y avait cinq espèces de viande et douze sortes de gâteaux et nous bûmes du vin mélangé qui monte vite à la tête. Le scribe arriva et rédigea les papiers nécessaires, par lesquels je cédais à Nefernefernefer la tombe de mes parents dans la Ville des défunts avec tout son mobilier et avec l'argent déposé au temple, si bien qu'ils perdirent la vie éternelle et la possibilité d'accomplir après leur mort le voyage vers le pays du Couchant. J'apposai sur les actes le cachet de mon père et je signai de son nom et le scribe emporta les papiers pour les déposer tout de suite dans les archives, afin qu'ils eussent force de loi. Il remit à Nefernefernefer un reçu qu'elle plaça négligemment dans son coffret noir, puis elle lui fit un cadeau, si bien qu'il sortit après s'être incliné devant elle, les mains à la hauteur des genoux. Dès qu'il fut parti, je dis: