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– Dès ce moment, je suis maudit et honni devant les dieux et devant les hommes, Nefernefernefer. Montre-moi maintenant que mon acte mérite sa récompense.

Mais elle répondit en souriant:

– Bois du vin, mon frère, pour que ton cœur se réjouisse.

Quand je voulus la prendre, elle se dégagea et versa du vin dans ma coupe. Au bout d'un instant, elle regarda le soleil et dit:

– Tiens, le jour touche à sa fin. Que veux-tu encore, Sinouhé?

– Tu sais fort bien ce que je veux, lui dis-je. Mais elle répondit:

– Tu sais que je dois aller m'habiller et me farder, car une coupe d'or m'attend pour que j'en orne demain ma maison.

Quand je voulus la toucher, elle m'échappa et appela à haute voix, si bien que ses esclaves accoururent, elle leur dit:

– Qui a laissé entrer cet importun mendiant? Jetez-le vite à la rue et ne lui rouvrez plus jamais ma porte, et s'il insiste, donnez-lui du bâton.

Les esclaves me jetèrent dehors, car le vin et la colère m'avaient privé de forces, et ils me donnèrent des coups de bâton, parce que je ne voulais pas m'éloigner. Je me mis à crier et à hurler, et des gens s'attroupèrent, mais les esclaves leur dirent:

– Cet ivrogne a offensé notre maîtresse qui habite dans une maison à elle et qui n'est pas du tout une femme méprisable.

Ils me rouèrent alors de coups et m'abandonnèrent évanoui dans le ruisseau où les gens crachaient sur moi, tandis que les chiens m'arrosaient.

Ayant repris mes esprits et constaté ma triste situation, je renonçai à me lever et restai étendu sur place jusqu'à l'aube. L'obscurité me protégeait et il me semblait que je ne pourrais plus jamais aborder un être humain. L'héritier du trône m'avait appelé «Celui qui est solitaire», et vraiment j'étais solitaire parmi les hommes cette nuit. Mais à l'aube, lorsque les gens recommencèrent à circuler, que les marchands sortirent leurs étalages et que les bœufs passèrent avec les chariots, je sortis de la ville et me cachai trois jours et trois nuits sans boire ni manger dans les roseaux. Mon corps et mon cœur ne formaient qu'une plaie, et si quelqu'un m'avait adressé la parole, j'aurais hurlé comme un dément.

Le troisième jour, je me lavai le visage et les pieds, je rinçai mes vêtements ensanglantés et je retournai en ville. Ma maison n'était plus à moi, elle portait l'affiche d'un autre médecin. J'appelai Kaptah qui sortit en courant et pleura de joie à ma vue.

– O mon maître, dit-il, car dans mon cœur tu restes mon maître, peu importe qui me donne des ordres. Ton successeur est un jeune homme qui se croit un grand médecin, il essaye tes habits et rit de contentement. Sa mère est déjà installée dans la cuisine et elle m'a jeté de l'eau bouillante dans les jambes et appelé rat et mouche à fumier. Mais tes malades te regrettent et ils disent que sa main n'est pas aussi légère que la tienne et que ses soins causent des douleurs exagérées et qu'en outre il ne connaît pas leurs maux comme toi.

Il continua à bavarder ainsi et son œil bordé de rouge exprimait la crainte, si bien que je finis par lui dire:

– Raconte-moi tout, Kaptah. Mon cœur est comme une pierre dans mon corps et plus rien ne me touche.

Alors il leva le bras pour exprimer le chagrin le plus profond et dit:

– J'aurais donné mon seul œil pour t'épargner cette douleur. Car cette journée est mauvaise pour toi: sache que tes parents sont morts.

– Mon père Senmout et ma mère Kipa, dis-je en levant le bras comme l'exige la coutume, et mon cœur sauta dans ma poitrine.

– Ce matin, les serviteurs de la justice ont forcé leur porte, après leur avoir donné hier l'ordre de partir, raconta Kaptah, mais ils reposaient sur leur lit et ne respiraient plus. Tu as la journée d'aujourd'hui pour emporter leurs corps à la Maison de la Mort, car demain la maison sera démolie, selon les ordres du nouveau propriétaire.

– Est-ce que mes parents savaient pourquoi on les expulsait ainsi?

– Ton père Senmout est venu te chercher, dit Kaptah. Ta mère le conduisait, car il avait perdu la vue, et tous deux étaient vieux et décrépits et ils marchaient en tremblant. Mais je ne savais pas où tu étais. Alors ton père a dit que c'était peut-être mieux ainsi. Et il a raconté que les serviteurs de la justice avaient apposé les scellés sur tous leurs biens, de sorte qu'ils ne possédaient plus que leurs vieux vêtements. Quand il avait demandé pourquoi on l'expulsait ainsi, les serviteurs avaient répondu en riant que son fils Sinouhé avait vendu la maison et les meubles et même la tombe de ses parents pour pouvoir donner de l'or à une femme de mauvaise vie. Après avoir bien hésité, ton père m'a demandé une piécette pour pouvoir dicter à un scribe une lettre pour toi. Mais le nouveau médecin était déjà entré dans ta maison et juste à ce moment sa mère vint m'appeler et me donna un coup de bâton parce que je perdais mon temps à bavarder avec des mendiants. Tu me croiras si je te dis que j'aurais donné une piécette à ton père, car bien que je n'aie pas encore eu le temps de voler mon nouveau maître, j'ai économisé un peu de cuivre et même d'argent sur mes anciens chapardages. Mais quand je revins dans la rue, tes parents s'en étaient allés et ma nouvelle maîtresse m'interdit de leur courir après et m'enferma pour la nuit.

– Ainsi, mon père ne t'a laissé aucun message pour moi?

Et Kaptah répondit:

– Ton père n'a laissé aucun message pour toi. Mon cœur était comme une pierre dans ma poitrine et il ne bougeait plus, mais mes pensées étaient semblables à des oiseaux dans l'air glacial. Au bout d'un instant, je dis à Kaptah:

– Donne-moi tout ton cuivre et tout ton argent. Donne-les moi vite, et peut-être qu'Amon ou quelque autre dieu t'en récompensera si je ne peux le faire, car il me faut mener mes parents dans la Maison de la Mort et je n'ai rien pour payer la conservation de leurs corps.

Kaptah se mit à gémir et à pleurer, il leva plusieurs fois le bras en signe de grande douleur, mais finalement il alla dans un coin du jardin en regardant en arrière comme un chien qui va déterrer un os. Il déplaça une pierre et sortit un chiffon dans lequel il avait emballé son cuivre et son argent, et il n'y en avait pas pour deux deben, mais c'était le pécule de toute une vie d'esclavage. Il me le donna, en pleurant et en étalant une vive douleur, et c'est pourquoi son nom mérite d'être béni à jamais et son corps conservé éternellement.

En vérité j'avais des amis, car Ptahor et Horemheb m'auraient peut-être prêté de l'argent et Thotmès aussi aurait pu m'aider, mais j'étais jeune et je croyais que mon déshonneur était déjà connu de chacun et que je n'aurais pu regarder mes amis en face. Plutôt mourir. J'étais maudit et honni devant les dieux et devant les hommes, et je ne pus pas même remercier Kaptah, car la mère de son nouveau maître apparut sur la véranda et l'appela d'une voix méchante, avec un visage pareil à celui d'un crocodile, et une canne à la main. C'est pourquoi Kaptah me quitta en courant et se mit à crier déjà sur l'escalier de la véranda, avant même que la canne l'eût touché. Et cette fois, il n'avait pas besoin de simuler la douleur, car il pleurait amèrement son petit pécule.