C'est pourquoi ils me prirent pour un de leurs semblables, puisque je m'étais offert à eux, et ils ne me cachèrent rien de leurs tours. Si je n'avais commis moi-même un forfait pire encore, je me serais enfui avec horreur en voyant comment ils maltraitaient les corps des nobles eux-mêmes et les dépeçaient pour vendre aux sorciers les organes humains dont ils ont besoin. S'il existe un royaume du Couchant, comme je l'espère pour mes parents, je crois que maints défunts seront surpris de constater combien leur corps est incomplet pour entreprendre le long voyage, bien qu'ils aient déposé de l'argent au temple pour leur repos éternel. Mais la joie était à son comble lorsqu'on apportait le cadavre d'une jeune femme; peu importait qu'elle fût belle ou laide. On ne la jetait pas tout de suite dans le bassin, mais elle devait passer une nuit sur le grabat d'un embaumeur, et ceux-ci la tiraient au sort. Car tel était l'effroi inspiré par les embaumeurs que même la plus vile fille de rue refusait de se divertir avec eux, malgré l'or qu'ils lui offraient; et les négresses aussi les craignaient trop pour les accueillir. Jadis, ils se cotisaient pour acheter des esclaves en commun, lorsqu'on en vendait bon marché après les grandes expéditions guerrières, mais la vie était si atroce dans la Maison de la Mort que ces femmes ne tardaient pas à y perdre la raison et causaient du bruit et du scandale, de sorte que les prêtres durent interdire d'acheter des esclaves. Dès lors les embaumeurs durent eux-mêmes préparer leurs repas et laver leurs vêtements et ils se contentèrent de se divertir avec des cadavres. Mais ils s'en expliquaient en disant qu'une fois, au temps du grand roi, on avait apporté dans la Maison de la Mort une femme qui s'était réveillée pendant le traitement, ce qui fut un miracle en l'honneur d'Amon et une joie pour les parents et le mari de la femme. C'est pourquoi c'était pour eux un pieux devoir de chercher à renouveler le miracle en réchauffant de leur affreuse chaleur les femmes qu'on leur apportait, sauf si elles étaient trop vieilles pour que leur résurrection causât de la joie à qui que ce fût. Je ne saurais dire si les prêtres étaient au courant de ces pratiques, car tout cela se passait de nuit et en secret, lorsque la Maison de la Mort était fermée. Quiconque s'était embauché comme embaumeur dans la Maison de la Mort en ressortait rarement, pour éviter les railleries des gens, et il vivait sa vie parmi les cadavres. Les premiers jours, je les considérai tous comme des réprouvés des dieux, et leur propos, tandis qu'ils profanaient les corps et les raillaient, me causaient de l'effroi. C'est qu'au début je n'avais vu que les plus endurcis et les plus impudiques, qui jouissaient de me donner des ordres et de me confier les tâches les plus rebutantes; mais plus tard je m'aperçus que parmi eux se trouvaient aussi des professionnels habiles dont la science se transmettait du meilleur au meilleur et qui considéraient leur art comme très digne de respect et tout à fait essentiel. Chacun avait son domaine spécial, tout comme les médecins dans la Maison de la Vie, et l'un traitait la tête du cadavre, un autre le ventre, un troisième le cœur, un quatrième les poumons, jusqu'à ce que toutes les parties du corps eussent été préparées pour l'éternité.
L'un d'eux s'appelait Ramôse, un homme déjà âgé, dont la tâche était la plus délicate. C'est lui qui détachait et sortait par le nez, avec des pinces, la cervelle du cadavre, pour laver ensuite le crâne avec une huile spéciale. Il remarqua mon habileté manuelle et s'en étonna, puis il décida de m'instruire dans son art, si bien qu'à la moitié de mon séjour dans la Maison des Morts, il me prit pour assistant, ce qui me rendit l'existence supportable. Alors qu'à mes yeux tous les embaumeurs étaient des brutes possédées dont les pensées et les paroles ne rappelaient plus celles des hommes vivant à la lumière du soleil, Ramôse, comme animal, faisait penser surtout à une tortue vivant tranquillement dans sa carapace. Sa nuque était courbée comme celle d'une tortue et son visage et ses bras étaient ridés comme une peau de tortue. Je l'aidais dans son travail qui était le plus propre et le plus considéré dans la Maison, et son autorité était si grande que les autres n'osèrent plus me faire des niches ni me lancer des intestins et des excréments. Mais je ne saurais dire d'où lui venait cette autorité, car il n'élevait jamais la voix.
En voyant comment tous les embaumeurs volaient et combien peu on se souciait de la conservation des corps des pauvres, bien que le prix en fût élevé, je résolus d'aider mes parents dans la mesure du possible et de voler pour leur assurer la vie éternelle. Car j'estimais que mon péché contre eux était-il abominable que le vol ne pourrait le rendre plus noir. Dans sa bonté, Ramôse m'apprit comment et combien je pouvais décemment dérober à chaque cadavre de grand, car il ne traitait que les cadavres des nobles et j'étais son assistant. C'est ainsi que je pus retirer du bassin commun les corps de mes parents et mettre des roseaux poissés dans leur ventre et les entourer de bandelettes, mais je ne pus aller plus loin, car le vol avait des limites précises que Ramôse lui-même ne pouvait dépasser.
En outre, durant son lent et calme travail dans les cavernes de la Maison de la Mort, il me donna bien de sages enseignements. Avec le temps, je me risquai aussi à lui poser des questions, et il ne s'en offusqua point. Mon nez était déjà habitué à la puanteur de la Maison, car l'homme s'adapte facilement à tout, et la sagesse de Ramôse dissipa mon effroi.
Je lui demandai tout d'abord pourquoi les embaumeurs juraient sans cesse et se battaient pour les cadavres de femmes et ne pensaient qu'à leur passion charnelle, alors qu'on aurait pu croire qu'ils s'étaient calmés en vivant des années, jour après jour, en compagnie de la mort. Ramôse me dit:
– Ce sont des hommes de basse extraction et leur volonté se meut dans la fange, tout comme le corps de l'homme n'est que boue, si on le laisse se décomposer. Mais la boue recèle une passion pour la vie, et cette passion a fait naître les bêtes et les hommes, et elle a suscité aussi les dieux, j'en suis sûr. Mais plus l'homme est près de la mort, plus fort surgit en lui l'appel de la boue, si sa volonté vit dans la fange. C'est pourquoi la mort apaise le sage, mais elle transforme l'homme vil en une bête qui, même transpercée par une flèche, répand sa semence dans le sable. Or, le corps de ces hommes a été transpercé par une flèche, car sans cela ils ne seraient point ici. Ne t'étonne donc pas de leur conduite, mais aie pitié d'eux. Car ils ne causent plus de dommage ni de mal au cadavre, puisque le cadavre est froid et ne sent rien, mais chaque fois ils se font du tort à eux-mêmes en retombant dans la boue.