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Prudemment et lentement, avec de courts instruments enfilés dans le nez, il brisait les minces os intérieurs du crâne d'un noble, puis, prenant de longues pinces flexibles, il extrayait la cervelle et la déposait dans un vase contenant une huile forte.

– Pourquoi, lui demandai-je, faut-il conserver éternellement le corps, bien qu'il soit froid et ne sente rien?

Ramôse me regarda de ses petits yeux ronds de tortue, s'essuya les mains à son tablier et but de la bière.

– On l'a fait et on le fera toujours, dit-il. Qui suis-je pour expliquer une coutume qui remonte au début des temps? Mais on dit que, dans la tombe, le Kâ de l'homme, qui est son âme, regagne le corps et mange la nourriture qu'on lui offre et se réjouit des fleurs qu'on place devant lui. Mais Kâ consomme très peu, si peu que l'œil humain ne peut le mesurer. C'est pourquoi la même offrande peut servir à plusieurs, et l'offrande au pharaon passe de sa tombe à celles de ses nobles et enfin les prêtres la mangent, quand le soir est venu. Mais Bâ, qui est l'esprit de l'homme, sort par le nez au moment de la mort, et personne ne sait où il s'envole. Mais bien des gens ont attesté que c'est vrai. Entre Kâ et l'homme, il n'y a pas d'autre différence que celle-ci: Kâ n'a pas d'ombre à la lumière, tandis que l'homme en a une. Pour le reste, ils sont pareils. C'est ce qu'on dit.

– Tes paroles sont comme un bourdonnement de mouche dans mes oreilles, Ramôse, lui dis-je. Je ne suis pas un nigaud et tu n'as pas besoin de me raconter de vieilles légendes que j'ai lues à satiété. Mais où est la vérité?

Ramôse reprit de la bière et regarda distraitement le cerveau qui, en menus fragments, flottait à la surface de l'huile.

– Tu es encore jeune et ardent pour poser de pareilles questions, dit-il en souriant. Ton cœur est enflammé pour parler ainsi. Mon cœur est vieux et cicatrisé, et il ne se tourmente plus pour de vaines questions. Quant à savoir s'il est utile ou non pour l'homme que son corps se conserve éternellement, je ne pourrais le dire, et personne, pas même les prêtres, n'en sait rien. Mais puisqu'on l'a fait et le fera de tous temps, le plus sûr est de respecter la coutume, car ainsi on ne causera aucun dommage. Ce que je sais, c'est que personne encore n'est revenu du pays du Couchant pour raconter ce qui s'y passe. Certains prétendent bien que les Kâ de leurs chers défunts reviennent en rêve près d'eux pour leur donner des conseils, des avertissements ou des enseignements, mais les rêves sont des rêves, et à l'aube il n'en reste rien, ils se sont dissipés. Il est vrai qu'une fois une femme s'est réveillée dans la Maison de la Mort et qu'elle est retournée chez son mari et ses parents, et qu'elle a encore vécu longtemps avant de mourir de nouveau, mais il est probable qu'elle n'était pas vraiment morte et que quelqu'un l'avait envoûtée pour lui voler son corps et le diriger à sa guise, car cela arrive. Cette femme a raconté qu'elle était descendue dans la vallée des morts où il faisait sombre et où des êtres affreux l'avaient pourchassée, entre autres des babouins qui voulaient l'embrasser et des monstres à tête de crocodile qui lui mordillaient les seins, et tout cela a été consigné par écrit dans un document qui est conservé dans le temple et qu'on lit contre payement à ceux qui le désirent. Mais qui peut ajouter foi à des récits de femmes? En tout cas, la mort a eu sur elle pour effet de la rendre bigote jusqu'à la fin de sa vie, elle allait chaque jour dans le temple où elle dissipa en offrandes sa dot et la fortune de son mari, si bien que ses enfants furent ruinés et qu'ils n'eurent plus les moyens de faire embaumer son corps, une fois qu'elle fut vraiment morte. Par contre, le temple lui donna une tombe et fit conserver son corps. On montre encore cette tombe dans la Ville des défunts, comme tu le sais peut-être. Mais à mesure qu'il parlait, je me confirmais dans ma résolution de faire embaumer les corps de mes parents, car je le leur devais, bien que je ne susse plus, depuis que j'habitais dans la Maison de la Mort, s'ils en retireraient du profit ou non. Leur seule joie et le seul espoir de leurs vieux jours avaient été de penser que leurs corps se conserveraient éternellement, et je tenais à ce que leur désir se réalisât. C'est pourquoi, avec l'aide de Ramôse, je les embaumai et les entourai de bandelettes de toile, ce qui m'obligea de rester quarante jours et quarante nuits dans la Maison de la Mort, sinon je n'aurais pas eu le temps de dérober assez pour les traiter correctement. Mais je n'avais pas de tombe pour eux et pas même de cercueil en bois.

C'est pourquoi je les cousis tous les deux dans une peau de bœuf, afin qu'ils vécussent éternellement ensemble.

Rien ne me retenait plus dans la Maison de la Mort, mais j'hésitais à la quitter et mon cœur était angoissé. Ramôse, connaissant l'habileté de mes mains, me demandait de rester auprès de lui, et comme assistant j'aurais pu gagner largement ma vie et voler et vivre sans inquiétude dans les antres de la maison, sans que personne ne sût où j'étais, sans éprouver les chagrins et les tristesses de l'existence. Et pourtant je ne restai pas dans la Maison de la Mort. Pourquoi? je l'ignore, car maintenant que j'étais habitué aux lieux, je m'y trouvais bien et je ne regrettais rien.

C'est pourquoi je me lavai et me purifiai de mon mieux, puis je sortis de la Maison de la Mort, sous les brocards et les railleries des embaumeurs. Ils n'étaient pas mal disposés pour moi, c'était simplement leur façon de se parler entre eux. Ils m'aidèrent à porter la peau de bœuf dans laquelle étaient cousus les corps de mes parents. Mais bien que je me fusse lavé soigneusement, les gens s'écartaient de moi et se bouchaient le nez et témoignaient leur dégoût par des gestes, tellement l'odeur de la Maison de la Mort m'avait imprégné, et personne n'accepta de me passer au-delà du fleuve. C'est pourquoi j'attendis la tombée de la nuit et, sans craindre les gardes, je volai une barque et transportai les corps embaumés de mes parents dans la nécropole.

La Ville des défunts était étroitement surveillée la nuit aussi et je ne trouvai pas une seule tombe où j'aurais pu cacher les corps de mes parents pour qu'ils y vécussent à jamais en jouissant des offrandes apportées aux riches et aux nobles. C'est pourquoi je les emportai dans le désert, et le soleil me brûlait le dos et m'épuisait, si bien que je me crus sur le point de mourir. Mais, mon fardeau sur l'épaule, je m'engageai sur les dangereux sentiers le long des collines, où seuls les pilleurs de tombes osaient s'aventurer, et j'entrai dans la vallée interdite où sont enterrés les pharaons. Les chacals aboyaient et les serpents venimeux du désert sifflaient à ma vue et des scorpions se mouvaient sur les rocs chauds, mais je n'avais pas peur, car mon cœur était endurci à tout risque, et bien que je fusse jeune, j'aurais salué la mort avec joie si elle avait voulu de moi. Je ne savais pas encore que la mort évite les gens qui l'appellent et qu'elle ne frappe que ceux dont le cœur est attaché à la vie. C'est pourquoi les serpents s'écartaient de moi et les scorpions ne m'assaillaient point et la chaleur du soleil n'arrivait pas à m'étouffer. Les gardiens de la vallée interdite furent aveugles et sourds, ils ne me virent pas et n'entendirent pas rouler les cailloux sous mes pieds. Car s'ils m'avaient aperçu, ils m'auraient mis à mort tout de suite, abandonnant mon corps aux chacals. Mais j'arrivais de nuit et ils craignaient peut-être la vallée qu'ils gardaient, car les prêtres avaient ensorcelé et enchanté toutes les tombes royales avec leur magie puissante. En entendant rouler les pierres sur les flancs de la montagne ou en me voyant passer dans la nuit, une peau de bœuf sur l'épaule, ils détournaient probablement la tête et se voilaient la face, pensant que des défunts erraient dans la vallée. En effet, je ne les évitais point, et je n'aurais pu les éviter, puisque j'ignorais l'emplacement de leurs postes, et je ne me cachais pas. La vallée des rois s'ouvrit devant moi, tranquille comme la mort et, dans toute sa désolation, plus majestueuse à mes yeux que les pharaons ne l'avaient été sur leur trône de leur vivant.