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C'est ainsi que j'appris que le nouveau pharaon était monté sur le trône sous le nom d'Amenhotep IV et qu'il avait libéré tous les esclaves, si bien que les mines et les carrières sur les rivages de la mer orientale s'étaient vidées, ainsi que celles du Sinaï. Car personne en Egypte n'était assez fou pour aller travailler volontairement dans les mines. La grande épouse royale était maintenant la princesse de Mitanni qui jouait aux poupées, et le pharaon était un jouvenceau qui servait un dieu nouveau.

– Son dieu est certainement très remarquable, déclara l'ancien mineur, puisqu'il peut inciter le pharaon à des actes insensés. Car les brigands et les assassins se promènent maintenant en liberté dans les deux royaumes, les mines sont désertées et l'Egypte ne s'enrichit plus. Certes, je suis innocent de tout méfait et j'ai été puni à tort, mais il en fut toujours ainsi et il en sera toujours ainsi. C'est pourquoi il est insensé de libérer des centaines et des milliers de criminels, afin de rendre justice à un seul innocent. Mais c'est l'affaire du pharaon et pas la mienne.

Tout en parlant, il me regardait et me tâtait les mains et les cloques de mon dos. L'odeur de la Maison de la Mort ne l'incommodait point et il avait probablement pitié de ma jeunesse, car il me dit:

– Le soleil t'a brûlé la peau. J'ai de l'huile. Veux-tu que je t'en oigne?

Il me frotta le dos et les bras et les jambes, mais en le faisant il pestait et disait:

– Par Amon, je ne sais vraiment pas pourquoi je te soigne, car je n'en retirerai aucun profit et personne ne m'a soigné quand j'étais battu et meurtri et que je maudissais les dieux pour l'injustice dont j'étais victime.

Je savais que tous les esclaves et les condamnés protestaient de leur innocence, mais cet homme était bon pour moi. C'est pourquoi je voulus lui montrer ma reconnaissance, et j'étais si abandonné que je redoutais de le voir partir et de rester seul avec mon cœur. C'est pourquoi je lui dis:

– Raconte-moi l'injustice dont tu as été victime, afin que je puisse la déplorer avec toi.

Il parla ainsi:

– Le chagrin a été extirpé de moi à coups de trique dès la première année dans la mine. La colère fut plus résistante, car il fallut cinq ans pour m'en débarrasser et pour que mon cœur fût devenu chauve de tout sentiment humain. Mais pourquoi ne pas te raconter toute l'histoire, pour te distraire, car je te fais certainement mal en frottant tes cloques. Sache donc que j'étais un homme libre et que je cultivais la terre et que je possédais une cabane et des bœufs et une femme et de la bière dans ma cruche. Or j'avais pour voisin un homme puissant nommé Anoukis (que son corps pourrisse!). L'œil ne pouvait mesurer ses domaines et son bétail était nombreux comme le sable et mugissait aussi fort que le fracas de la mer, mais malgré cela il convoitait mes modestes biens. C'est pourquoi il me cherchait des querelles et après chaque crue, lorsqu'on remesurait les terres, la borne se rapprochait de ma cabane et je perdais du terrain. Je n'y pouvais rien, car les géomètres l'écoutaient et repoussaient mes doléances parce qu'il leur donnait de beaux cadeaux. Il obstruait aussi mes canaux d'irrigation et empêchait l'eau d'arroser mes champs, si bien que mes bœufs souffraient de la soif et que mes céréales dépérissaient et que la bière s'épuisait dans ma cruche. Mais il faisait la sourde oreille à mes plaintes, il habitait l'hiver à Thèbes dans une belle maison, et l'été il se délassait dans ses vastes domaines, et ses esclaves me donnaient des coups de bâton et excitaient les chiens à mes trousses si j'osais m'approcher.

L'homme au nez coupé poussa un profond soupir et recommença à m'oindre le dos. Puis il reprit son récit:

– Mais je vivrais encore dans ma cabane, si les dieux ne m'avaient pas maudit en me donnant une fille d'une grande beauté. J'avais cinq fils et trois filles, car un pauvre se reproduit vite, et une fois que les enfants furent grands, ils purent me seconder et ils me causèrent bien de la joie, quoiqu'un marchand syrien m'en ait volé un. Mais la plus jeune des filles était belle et dans ma folie je m'en réjouissais, de sorte qu'elle n'avait pas besoin de faire de gros travaux ni de se rôtir la peau aux champs ni de porter l'eau. J'aurais agi plus sagement en lui coupant les cheveux et en lui noircissant le visage, car mon voisin Anoukis la vit et la convoita et dès lors je n'eus plus de tranquillité. Il me cita en justice et jura que mes bœufs avaient foulé ses champs et que mes fils avaient méchamment obstrué ses canaux d'irrigation et lancé des charognes dans ses puits. Il jura aussi que je lui avais emprunté du blé pendant les mauvaises années, et ses esclaves certifièrent l'exactitude de ces plaintes et le juge refusa de m'écouter. Mais le voisin m'aurait laissé mes champs, si je lui avais donné ma fille. Je n'y consentis pas, car j'espérais qu'à cause de sa beauté elle trouverait un époux convenable qui m'entretiendrait aux jours de ma vieillesse et qui serait généreux pour moi. Finalement les esclaves d'Anoukis me tombèrent dessus et je n'avais qu'un bâton, mais l'un d'eux reçut un coup sur la tête et mourut. Alors on me coupa le nez et les oreilles et on m'envoya dans les mines, et ma femme et mes enfants furent vendus pour payer mes dettes, mais la cadette échut à Anoukis qui, après s'être diverti avec elle, la passa à ses esclaves. C'est pourquoi je dis qu'on a commis une injustice en m'envoyant dans les mines. Maintenant qu'au bout de dix ans le pharaon m'a rendu à la liberté, je suis vite allé chez moi, mais la cabane avait été démolie et un troupeau inconnu broutait dans mon pré et ma fille ne voulut pas me reconnaître, mais elle me lança de l'eau chaude dans les jambes. J'ai appris qu'Anoukis est mort et que sa grande tombe est dans la Ville des défunts à Thèbes, avec une grande inscription sur la porte. Je suis venu à Thèbes pour réjouir mon cœur en lisant ce qui est dit dans cette inscription, mais je ne sais pas lire et personne ne me l'a lue.

– Si tu veux, je te la lirai, car je sais lire, lui dis-je.

– Que ton corps se conserve éternellement, dit-il, si tu veux bien me rendre ce service. Car je suis un pauvre homme et je crois tout ce qui est écrit. C'est pourquoi je veux savoir avant de mourir ce qu'on a écrit sur Anoukis.

Il acheva de m'oindre le corps et lava mon pagne dans le fleuve. Nous allâmes ensemble dans la Ville des défunts, et les gardes ne nous arrêtèrent pas. Après avoir marché entre les rangées de tombes, il parvint à un grand tombeau devant lequel étaient déposés de la viande et beaucoup de gâteaux, des fruits et des fleurs. Une jarre de vin scellée était placée devant la porte. L'homme au nez coupé se servit et m'offrit aussi à manger, puis il me demanda de lui lire l'inscription:

– «Moi, Anoukis, j'ai cultivé du blé et planté des arbres et mes récoltes ont été abondantes, car je craignais les dieux et je leur offrais le cinquième de toutes mes récoltes. Le Nil me témoignait sa faveur et dans mes domaines personne ne connut la faim de mon vivant et mes voisins non plus ne connurent point la faim, car j'amenais l'eau dans leurs champs et je leur donnais du blé pendant les années de disette. Je séchais les larmes des orphelins et je ne dépouillais point les veuves, mais je renonçais à toutes mes créances sur elles, si bien que chacun d'un bout à l'autre du pays bénissait mon nom. A quiconque avait perdu un bœuf, moi, Anoukis, j'en donnais un beau. Je m'opposais au déplacement frauduleux des bornes et je n'empêchais pas l'eau de couler sur les champs de mes voisins, car j'étais juste et pieux chaque jour de ma vie. Voilà tout ce que j'ai fait, moi, Anoukis, afin que les dieux me soient propices et qu'ils facilitent mon voyage vers le pays du Couchant.»

L'homme au nez coupé m'avait écouté avec attention et à la fin de ma lecture il pleurait amèrement. Puis il me dit:

– Je suis un pauvre homme et je crois tout ce qui est écrit. Je vois donc qu'Anoukis était un homme pieux et qu'on l'honore après sa mort. Les générations futures liront l'inscription sur la porte de sa tombe et l'honoreront. Mais moi je suis un criminel et un misérable et je n'ai plus ni nez ni oreilles, si bien que chacun voit mon infamie, et lorsque je mourrai, mon corps sera jeté dans le fleuve et je n'existerai plus. Est-ce que tout n'est pas vanité en ce bas monde?