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Il brisa le cachet de la jarre et but une rasade. Un gardien s'approcha et le menaça de sa canne, mais l'homme dit:

– Anoukis m'a fait beaucoup de bien durant sa vie. C'est pourquoi je veux honorer sa mémoire en mangeant et buvant devant sa tombe. Mais si tu portes la main sur moi ou sur mon ami, qui est un homme instruit, puisqu'il sait lire les inscriptions, ou si tu appelles à l'aide, sache que nous sommes nombreux dans les roseaux et que nous avons des couteaux et que nous viendrons de nuit te couper la gorge. Mais cela me ferait de la peine, parce que je suis un homme pieux et que je crois aux dieux et que je ne veux causer de tort à personne. C'est pourquoi il vaut mieux que tu nous laisses en paix et fasses semblant de ne pas nous voir. Ce sera bien pour toi.

Il roulait les yeux et il était effrayant à voir dans ses haillons, si bien que le gardien jugea prudent de se retirer. Nous mangeâmes et bûmes près de la tombe d'Anoukis et l'abri à offrandes était frais et ombragé. Après avoir bu, l'homme au nez coupé parla:

– Je comprends maintenant que j'aurais dû céder volontairement ma fille à Anoukis. Peut-être m'aurait-il alors laissé ma cabane et même fait des cadeaux, car ma fille était belle et innocente, alors qu'à présent elle n'est plus qu'une natte usée pour les esclaves d'Anoukis. Je sais maintenant que dans ce monde il n'y a pas d'autre droit que celui du riche et du fort et que la plainte du pauvre ne parvient pas aux oreilles du pharaon.

Il souleva la cruche et rit bruyamment, puis il dit:

– A ta santé, juste Anoukis, et que ton corps se conserve éternellement, car je n'ai aucune envie de te suivre dans le pays du Couchant où toi et tes semblables vous vivez une vie joyeuse avec la permission des dieux. Mais à mon avis il serait équitable que tu continues tes bontés sur la terre et que tu partages avec moi les coupes d'or et les bijoux qui sont dans ta tombe. C'est pourquoi, la nuit prochaine, je vais revenir te saluer, si la lune se cache dans les nuages.

– Que dis-tu, homme? m'écriai-je tout effrayé, et instinctivement je fis de la main le signe sacré d'Amon. Tu ne vas pas te mettre à piller les tombes, car c'est le plus infamant de tous les crimes devant les dieux et devant les hommes.

Mais, sous l'effet du vin, il reprit:

– Tu divagues avec éloquence, mais Anoukis est mon débiteur et je ne suis pas aussi généreux que lui, j'exige ma créance. Si tu veux m'en empêcher, je te briserai la nuque, mais si tu es raisonnable, tu m'aideras, car quatre yeux voient mieux que deux, et ensemble nous pourrons emporter de la tombe le double de ce qu'un homme peut prendre.

– Je ne tiens pas à pendre aux murailles la tête en bas, dis-je tout inquiet.

Mais en réfléchissant, je me dis que ma honte ne serait pas accrue si mes amis me voyaient dans cette posture, et la mort elle-même ne m'effrayait pas.

Quand nous eûmes vidé la jarre, nous la brisâmes et en lançâmes les tessons sur les tombes voisines. Les gardiens ne nous dirent rien, ils nous tournèrent le dos, car ils avaient peur. Pour la nuit, des soldats venaient protéger les tombes dans la Ville des défunts, mais le nouveau pharaon ne leur avait pas donné de cadeaux, comme c'était l'usage après le couronnement. C'est pourquoi ils murmuraient et allumaient des torches et pénétraient par effraction dans les tombes pour les piller, après avoir bu du vin, car il y avait beaucoup de jarres dans les abris à offrandes. Personne ne nous empêcha de forcer la tombe d'Anoukis, de renverser son cercueil et d'emporter des coupes en or et des bijoux autant que nous en pûmes prendre. A l'aube, de nombreux marchands syriens attendaient sur la rive, prêts à acheter les objets volés pour les emporter sur leurs barques. Nous leur vendîmes notre butin et reçûmes de l'or et de l'argent pour près de deux cents deben, et nous le partageâmes entre nous d'après le poids marqué sur l'or et l'argent. Mais le prix que nous avions obtenu n'était qu'une infime fraction de la valeur réelle des objets, et l'or remis en payement n'était pas pur. L'homme au nez coupé était malgré tout au comble de la joie, et il me dit:

– Me voici riche, car vraiment ce métier est plus lucratif que celui de débardeur dans le port ou de porteur d'eau dans les champs.

Mais je lui répondis:

– Tant va la cruche à l'eau qu'elle se brise. C'est pourquoi nous nous séparâmes et un marchand me ramena dans sa barque sur l'autre rive et à Thèbes. Je m'achetai des habits neufs et je bus et mangeai dans un cabaret, car mon corps ne sentait plus la Maison de la Mort. Mais pendant toute la journée, on entendit au-delà du fleuve des sonneries de trompettes et un fracas d'armes. Des chars de guerre parcouraient les allées et les gardes du corps du pharaon transperçaient de leurs lances les soldats pillards et les mineurs affranchis, dont les hurlements parvenaient jusqu'à la ville. Ce soir-là, le mur fut couvert de corps pendus la tête en bas, et l'ordre régna à Thèbes.

Après une nuit passée dans une auberge, je m'approchai de mon ancienne maison et appelai Kaptah. Il arriva en boitant et sa joue était tuméfiée, mais en me voyant il pleura de joie de son seul œil et se jeta à mes pieds en disant:

– O mon maître, te voici, alors que je te croyais déjà mort. Car je me disais que si tu vivais, tu serais certainement revenu me demander encore du cuivre et de l'argent. C'est que si l'on donne une fois, on doit toujours donner. Mais tu ne venais pas, et pourtant je volais pour toi à mon nouveau maître (que son corps se décompose!) autant que je pouvais, ainsi que tu le constates à ma joue et à mon genou qui ont encaissé les coups. Sa mère, ce crocodile (qu'elle se dissolve en poussière!), a menacé de me vendre et j'en suis tout effrayé. C'est pourquoi hâtons-nous de fuir cette maudite maison, toi et moi.

J'hésitais, et il en comprit les motifs, car il ajouta:

– En vérité, j'ai tellement volé que pendant quelque temps je pourrai t'entretenir, ô maître, et lorsque l'argent prendra fin, je travaillerai pour toi, à condition que te me tires des griffes de cette mère crocodile et de son benêt de fils.

– Je suis venu pour te rembourser ma dette, Kaptah, dis-je en lui remettant de l'or et de l'argent, beaucoup plus que la somme qu'il m'avait prêtée. Mais si tu le désires, je puis te racheter à ton maître, afin que tu puisses aller librement où tu voudras.

En sentant dans sa main le poids de l'or et de l'argent, Kaptah fut au comble de la joie et se mit à danser, bien qu'il fût âgé, et il en oublia de boiter. Puis il eut honte de sa conduite et dit:

– En vérité, j'ai versé des pleurs amers après t'avoir donné mon pécule, mais ne m'en veuille pas. Et si tu me rachetais pour me libérer, où irais-je, après avoir été esclave toute ma vie? Sans toi, je suis un chaton aveugle ou un agneau abandonné par sa mère. Et puis, c'est inutile de gaspiller ton précieux argent pour racheter ce qui t'appartient déjà.

Il cligna malicieusement son œil unique et prit un air roué:

– En t'attendant, je me suis informé chaque jour des bateaux en partance. En cet instant, un navire dont l'apparence inspire confiance appareille pour Simyra, et on oserait s'y risquer, après une offrande suffisante aux dieux. Le seul ennui, c'est que je n'ai pas encore trouvé un dieu assez puissant pour remplacer Amon que j'ai renié parce qu'il n'amène que des embêtements. Je me suis informé activement de nombreux dieux et j'ai aussi essayé le nouveau dieu du pharaon, dont le temple vient de se rouvrir et où bien des gens se rendent pour gagner la faveur du roi. Mais on dit que le pharaon affirme que son dieu vit de la vérité, et c'est pourquoi je crains qu'il ne soit un dieu fort compliqué, qui ne me serait guère utile.