Je me rappelai le scarabée que j'avais trouvé et je le tendis à Kaptah en disant:
– Voici un dieu qui est très puissant, bien que de format modeste. Conserve-le soigneusement, car je crois qu'il nous portera bonheur, puisque j'ai déjà de l'or dans ma bourse. Déguise-toi en Syrien et fuis, si tu le désires vraiment, mais ne me reproche rien, si on te rattrape. Puisse ce petit dieu t'aider, car vraiment il vaut mieux épargner notre argent pour payer notre passage jusqu'à Simyra. A Thèbes, en effet, je n'ose plus regarder les gens en face, et pas non plus dans toute l'Egypte. C'est pourquoi je veux partir, puisqu'il me faut bien vivre quelque part, et je ne reviendrai plus jamais à Thèbes. Mais Kaptah dit:
– Il ne faut jurer de rien, ô maître, car de demain nul ne sait rien, et quiconque a bu l'eau du Nil ne peut étancher sa soif avec une autre eau. Mais pour le reste ta décision est sage, et tu feras encore plus sagement de me prendre avec toi, car sans moi tu es comme un enfant incapable de plier ses langes. Je ne sais quel méfait tu as commis, bien que tes yeux se révulsent quand tu en parles, mais tu es encore jeune et tu oublieras. Un acte humain est semblable à une pierre jetée dans la mer. Elle tombe à grand bruit et agite l'eau, mais au bout d'un instant la surface est de nouveau lisse et on ne voit plus trace de la pierre. Il en va de même pour la mémoire. Avec le temps, tout s'oublie, et tu pourras revenir et j'espère qu'alors tu seras assez puissant et assez riche pour me protéger, si par hasard le catalogue des esclaves marrons me causait des difficultés.
– Je pars pour ne jamais revenir, dis-je résolument. Mais au même moment Kaptah fut appelé d'une voix perçante par sa maîtresse. J'allai l'attendre au coin de la rue, et il ne tarda pas à m'y rejoindre avec un panier et un baluchon et en secouant des pièces de cuivre dans la main.
– La mère de tous les crocodiles m'envoie faire des commissions au marché, dit-il tout joyeux. Naturellement, comme d'habitude, elle m'a donné trop peu d'argent, mais ce sera tout de même une petite contribution à la caisse du voyage, car je crois que Simyra est bien loin d'ici.
Il avait dans la corbeille son costume et sa perruque. Nous allâmes sur la rive et il changea de vêtements dans les roseaux et je lui achetai un superbe bâton, comme en ont les serviteurs des grands et les coureurs. Puis nous nous rendîmes au quai de Syrie, et nous y trouvâmes un grand bateau, à trois mâts, avec un hauban épais comme un homme de la poupe à la proue, et le pavillon du départ flottait au mât. Le capitaine était syrien, et il fut heureux d'apprendre que j'étais médecin, car il respectait la médecine égyptienne et beaucoup de ses matelots étaient malades. Le scarabée nous avait réellement porté bonheur, car le capitaine nous inscrivit dans le registre du navire et ne nous demanda rien pour la traversée, mais nous devrions payer nos repas. Dès cet instant, Kaptah honora le scarabée comme un dieu, il l'oignit chaque jour d'un baume précieux et l'emballa dans une étoffe fine.
Le bateau s'éloigna du quai, les esclaves souquèrent ferme, et après un voyage de douze jours on atteignit la frontière des deux royaumes, puis, au bout de douze jours encore, on arriva à un endroit où le fleuve se partage en deux pour se jeter dans la mer, et deux jours plus tard la mer se déployait devant nous. En cours de route, nous avions longé des villes et des temples, vu des champs et des troupeaux, mais la richesse de l'Egypte ne m'avait pas réjoui le cœur, car j'étais impatient de quitter le pays des terres noires. Mais lorsque la mer s'étendit devant nous sans qu'on vît la rive opposée, Kaptah se sentit inquiet et me demanda s'il ne serait pas sage de débarquer et de se rendre par terre à Simyra, bien que ce voyage fût pénible et dangereux à cause des brigands. Son inquiétude augmenta quand les marins et les rameurs s'avisèrent, selon leur habitude, de gémir et de se taillader le visage avec des cailloux acérés, malgré la défense donnée par le capitaine qui ne voulait pas que la vue du sang effrayât ses nombreux passagers. Le nom du bateau était le Dauphin. Le capitaine fit fouetter les rameurs et les marins, mais cela ne diminua point leurs cris et leurs gémissements, si bien que de nombreux passagers se mirent à se lamenter et à sacrifier à leurs dieux. Les Egyptiens invoquaient Amon et les Syriens s'arrachaient la barbe en appelant les Baal de Simyra, de Sidon, de Byblos et des autres villes, selon leur origine.
C'est pourquoi je dis à Kaptah d'offrir un sacrifice à notre dieu, s'il avait peur, et il sortit le scarabée et se prosterna devant lui et lança dans l'eau une piécette d'argent pour apaiser les divinités marines, et ensuite il pleura aussi bien sur lui que sur la piécette perdue. Les marins cessèrent de crier et hissèrent les voiles, le bateau donna de la bande et se mit à rouler, et les rameurs reçurent de la bière et du pain.
Mais dès que le navire commença à rouler, Kaptah changea de couleur et ne cria plus, mais se cramponna au hauban. Au bout d'un instant il me dit d'une voix plaintive que son estomac lui remontait jusqu'aux oreilles et qu'il allait mourir. Il ne m'adressait aucun reproche pour l'avoir attiré dans cette aventure, mais il me pardonnait tout, afin que les dieux lui en fussent reconnaissants et propices, car il avait le faible espoir que l'eau de mer serait assez salée pour conserver son corps, si bien que même noyé il parviendrait dans le pays du Couchant. Mais les marins qui l'avaient entendus se moquèrent de lui et dirent que la mer regorgeait de monstres qui le dévoreraient avant qu'il eût atteint le fond.
Le vent fraîchit et le bateau dansa terriblement et le capitaine gagna le large, perdant la côte de vue. Je commençai moi aussi à m'inquiéter un peu, car je me demandais comment on retrouverait le rivage. Et je cessai de brocarder Kaptah, j'éprouvais un vague vertige et me sentais mal à l'aise. Au bout de quelque temps, Kaptah vomit et s'affaissa sur le pont et son visage devint verdâtre et il ne dit plus rien. Alors je pris peur et, voyant que de nombreux passagers vomissaient et verdissaient et pensaient rendre l'âme, je courus vers le capitaine et lui dis que manifestement les dieux avaient maudit son navire, puisque malgré tout mon savoir médical une terrible épidémie avait éclaté à bord. C'est pourquoi je le conjurais de faire demi-tour et de regagner la côte, pendant que c'était possible, sinon, comme médecin, je ne répondais pas des conséquences. J'ajoutai que la tempête qui sévissait autour de nous et qui secouait le navire au point que les jointures craquaient, était épouvantable, bien que je ne voulusse pas intervenir dans des questions relevant de son métier.
Mais le capitaine me calma et dit pour me rassurer que nous avions seulement un vent excellent pour naviguer, propre à accélérer la traversée, si bien que je ne devais pas railler les dieux en parlant de tempête. Quant à la maladie qui avait éclaté parmi les passagers, telle provenait uniquement du fait qu'ils avaient aussi payé pour la nourriture à bord et qu'ils s'en étaient gobergés à l'excès, ce qui causait un tort considérable i la compagnie syrienne qui possédait le navire. C'est pourquoi, à Simyra, la compagnie avait certainement donné des offrandes aux dieux convenables pour que les passagers rendissent ce qu'ils avaient englouti en trop et qu'ils n'épuisassent pas comme des fauves les modestes provisions du bord.
Cette explication ne me convainquit guère et j'osai demander s'il était bien sûr de retrouver le rivage, maintenant que la nuit tombait. Il m'affirma que sa cabine abritait un bon nombre de divinités qui l'aidaient à trouver la bonne direction aussi bien la nuit que le jour, à condition seulement que les étoiles fussent visibles de nuit ou le soleil de jour. Mais c'était certainement un mensonge, car à ma connaissance il n'existe pas de dieux de ce genre.