C'est pourquoi, désireux de le blaguer un peu, je lui demandai pourquoi je n'étais pas malade comme les autres passagers. Il dit que c'était tout naturel, parce que je payais pour ma nourriture à bord et qu'ainsi je ne causais pas de tort à la compagnie de navigation. Quant à Kaptah, il dit que les esclaves étaient un cas particulier: les uns tombaient malades, les autres pas. Mais il jura par sa barbe que chaque passager serait sain comme un jeune bouc en mettant pied à terre à Simyra, si bien que je n'avais rien à redouter pour ma réputation de médecin. Mais j'eus peine à le croire, en constatant l'état misérable des passagers.
Quant à savoir pourquoi je ne fus pas aussi malade que les autres, je l'ignore, mais cela provient peut-être du fait que sitôt après ma naissance on m'avait confié à une barque de roseau pour descendre le Nil. Je ne vois pas d'autre explication.
Je cherchais à soigner de mon mieux Kaptah et les passagers, mais quand je les touchais ils pestaient contre moi, et Kaptah, lorsque je lui offris de la nourriture pour le fortifier, détourna la tête et lâcha des bruits incongrus comme un hippopotame en train de se soulager le ventre, bien qu'il n'eût rien à évacuer. Jamais encore il n'était arrivé que Kaptah se fût détourné d'un plat, et c'est pourquoi je commençai vraiment à croire qu'il allait mourir, et j'en étais fort affligé, car je m'étais déjà habitué à ses vains bavardages.
La nuit vint et je finis par m'endormir, bien que le roulis et le claquement des voiles et le fracas des vagues contre les flancs du navire fussent terrifiants. Plusieurs jours passèrent, et aucun des passagers ne mourut, certains se remirent même à manger et à se promener sur le pont. Kaptah restait accroupi et ne touchait pas à la nourriture, mais il donnait des signes de vie en implorant l'aide de notre scarabée, ce qui me fit penser que malgré tout il espérait parvenir vivant au port. Le septième jour la côte apparut au loin, et le capitaine me dit avoir navigué au large de Joppe et de Tyr directement vers Simyra, grâce au vent favorable. Mais j'ignore comment il le savait. En tout cas, Simyra se montra le lendemain, et le capitaine donna des offrandes aux dieux de la mer et à ceux de sa cabine. On cargua les voiles, les rameurs plongèrent les avirons dans l'eau et le navire fit son entrée dans le port. Sitôt dans les eaux calmes, Kaptah se leva et jura par le scarabée que jamais plus il ne mettrait le pied sur un navire.
LIVRE V. Les Khabiri
Je vais maintenant parler de la Syrie et des villes que j'ai visitées, et tout d'abord il faut relever que dans les terres rouges tout se passe à l'inverse de ce qui existe dans le pays noir. C'est ainsi qu'on n'y trouve pas de fleuve, mais l'eau tombe du ciel et arrose le sol. A côté de chaque vallée se dresse une montagne et derrière la montagne s'étend une autre vallée, et dans chaque vallée habite un peuple différent avec un prince indépendant qui paye un tribut au pharaon. Ils parlent des langues et des dialectes différents, et les habitants du littoral vivent de la mer, soit comme pêcheurs, soit comme navigateurs, mais dans l'intérieur la population cultive les champs et se livre à des rapines que les garnisons égyptiennes sont impuissantes à empêcher. Les vêtements qu'ils portent sont bigarrés et habilement tissés en laine, et ils se couvrent le corps de la tête aux pieds, probablement parce que leur pays est plus froid que l'Egypte, mais aussi parce qu'ils jugent impudique de dévoiler leur corps, sauf pour faire leurs besoins en plein air, ce qui est une horreur pour les Egyptiens. Ils ont les cheveux longs et portent la barbe et ils prennent toujours leurs repas à l'intérieur des maisons, et leurs dieux, qui diffèrent dans chaque ville, exigent aussi des sacrifices humains. Ces quelques mots suffisent à faire comprendre que dans les pays rouges tout est différent de l'Egypte, mais je ne saurais en fournir une explication.
Aussi chacun comprendra-t-il que les nobles Egyptiens, envoyés à cette époque dans les villes de Syrie pour lever le tribut au pharaon et pour commander les garnisons, considéraient leur mission plutôt comme un châtiment que comme un honneur et qu'ils regrettaient les rives du fleuve, sauf quelques-uns qui s'efféminaient et, séduits par la nouveauté, changeaient de vêtements et de mentalité et sacrifiaient aux dieux étrangers. Les mœurs bizarres des Syriens et leurs intrigues continuelles et leurs tergiversations dans le payement du tribut, ainsi que les querelles entre les princes, causaient bien des tracas aux fonctionnaires égyptiens. Il y avait cependant à Simyra un temple d'Amon, et la colonie égyptienne donnait des festins et des fêtes et vivait sans se mélanger aux Syriens, conservant ses propres coutumes et cherchant de son mieux à s'imaginer être en Egypte.
Je restai deux ans à Simyra, et j'y appris la langue et l'écriture de la Babylonie, parce qu'on m'avait dit qu'un homme qui les possédait pouvait voyager dans tout le monde connu et se faire comprendre partout par les gens cultivés. Le babylonien s'écrit sur des tablettes d'argile avec un poinçon, comme chacun le sait, et c'est ainsi que les rois correspondent entre eux. Mais je ne saurais dire pourquoi, à moins qu'on ne pense que le papier peut brûler, tandis qu'une tablette se conserve éternellement pour prouver avec quelle rapidité les rois et les souverains oublient leurs alliances et leurs traités sacrés.
En disant qu'en Syrie tout est à rebours de l'Egypte, j'entends aussi que le médecin doit aller lui-même à la recherche des clients et que les malades n'appellent pas le médecin, mais qu'ils prennent celui qui vient chez eux, car ils s'imaginent qu'il a été envoyé par les dieux. Ils donnent à l'avance le cadeau au médecin et non pas après leur guérison, ce qui est favorable aux médecins, parce qu'un malade guéri oublie la reconnaissance. C'est aussi la coutume que les nobles et les riches aient Un médecin attitré auquel ils remettent des cadeaux tant qu'ils sont en bonne santé, mais une fois malades ils ne donnent plus rien, jusqu'à leur guérison.
Je me proposais de commencer tout tranquillement à pratiquer mon art à Simyra, mais Kaptah me dit: «Non.» Son idée était que je devais consacrer tout mon argent à m'acheter de beaux vêtements et à rétribuer des hérauts chargés de vanter mes talents dans tous les endroits où se réunissaient les gens. Ces hommes devaient aussi dire que je n'allais pas chercher les clients, mais que les malades devaient venir chez moi, et Kaptah ne me permettait de recevoir que des clients qui auraient versé au moins une pièce d'or. Je lui dis que c'était insensé dans une ville où personne ne me connaissait et dont les mœurs étaient différentes de celles de la terre noire. Mais Kaptah fit la sourde oreille, et je dus m'incliner, car il était obstiné comme une bourrique dès qu'il avait une idée en tête.
Il me décida aussi à aller voir les meilleurs médecins de Simyra et à leur dire:
– Je suis le médecin égyptien Sinouhé, à qui le nouveau pharaon a donné le nom de «Celui qui est solitaire», et ma réputation est grande dans mon pays. Je réveille les morts et je rends la vue aux aveugles, si dieu le veut, car je possède dans mes bagages un petit dieu très puissant. Mais la science n'est pas la même partout et les maladies non plus. C'est pourquoi je suis venu dans votre ville pour y étudier les maladies et pour les guérir et pour profiter de votre science et de votre sagesse. Je n'entends nullement vous déranger dans la pratique de votre profession, car qui suis-je pour rivaliser avec vous? Et l'or est comme de la poussière à mes pieds, si bien que je vous propose de m'envoyer les malades qui ont encouru la colère de vos dieux et que, pour cette raison, vous ne pouvez guérir, et surtout ceux dont l'état nécessiterait l'intervention d'un couteau, puisque vous n'en utilisez pas, afin que je puisse voir si mon dieu peut les guérir. Si je réussis, je vous donnerai la moitié du cadeau que je recevrai, car en vérité je ne suis pas venu ici pour amasser de l'or, mais bien du savoir. Et si je ne les guéris pas, je ne veux pas non plus accepter de cadeau, et je vous les renverrai avec leur cadeau.