Parfois, un violent parfum pénétrait jusque sur la terrasse, lors du passage d'une femme au corps paré d'étoffes transparentes, les joues, les lèvres et les cils peints, dans les yeux un éclat humide qu'on ne voit jamais dans ceux des femmes décentes. Tandis que je la contemplais avec fascination, mon père me disait d'un ton sérieux:
– Prends garde aux femmes qui te disent «joli garçon» et cherchent à t'attirer chez elles, car leur cœur est un filet et un piège, et leur sein brûle plus fort que le feu.
Est-il étonnant qu'après cet enseignement j'aie ressenti de l'horreur pour les cruches de vin et pour les belles femmes qui ne ressemblent pas aux autres? Mais en même temps j'y rattachais tout le charme dangereux de ce qui effraye.
Dès mon enfance, mon père me permit d'assister à ses consultations. Il me montra ses instruments, ses couteaux et ses pots de remèdes, en me disant comment les utiliser. Pendant qu'il examinait un malade, je restais près de lui et lui tendais une tasse d'eau, des bandages, des onguents et des vins. Ma mère, comme toutes les femmes, n'aimait pas voir les blessures et les abcès, et jamais elle n'approuva mon intérêt enfantin pour les maladies. Un enfant ne comprend pas les douleurs et les souffrances, avant de les avoir éprouvées lui-même. Le percement d'un abcès était pour moi une opération passionnante et je parlais avec fierté aux autres garçons de tout ce que j'avais vu, pour susciter leur admiration. Dès qu'arrivait un client, je suivais attentivement les gestes et les questions de mon père, jusqu'au moment où il disait: «La maladie est guérissable» ou «Je vais vous soigner». Mais il y avait aussi des cas qu'il estimait ne pas pouvoir guérir; il écrivait quelques mots sur un morceau de papyrus, et il envoyait le malade à la Maison de la Vie. Puis il poussait un soupir, hochait la tête et disait: «Pauvre diable!»
Tous les malades de mon père n'étaient pas des pauvres. Des maisons de joie on lui apportait parfois, le soir, des hommes aux vêtements de lin fin, et les capitaines de navires syriens venaient le trouver pour un abcès ou pour une rage de dents. C'est pourquoi je ne fus point étonné lorsqu'un jour la femme de l'épicier entra chez mon père avec tous ses bijoux. Elle soupira et gémit, elle énuméra toutes ses peines à mon père qui l'écoutait attentivement. Je fus très déçu quand il prit un morceau de papier pour écrire, car j'avais espéré qu'il aurait pu guérir cette malade, ce qui nous aurait valu bien des friandises. Ce fut à moi de pousser un soupir, de secouer la tête et de dire: «Pauvre diable!»
La femme malade eut un sursaut et jeta à mon père un regard apeuré. Mais mon père recopia pour elle quelques caractères anciens et quelques dessins d'un vieux papyrus usé, il versa de l'huile et du vin dans une coupe, puis il fit macérer le papier jusqu'à ce que l'encre se fût dissoute dans le vin; il décanta la potion et la tendit à la femme en lui recommandant d'en prendre dès qu'elle aurait mal à la tête ou à l'estomac. Quand elle fut sortie, je jetai un regard étonné à mon père. Il en fut confus, il toussota un peu et me dit:
– Il y a bien des maladies que l'encre utilisée pour un puissant grimoire peut guérir.
Il n'en dit pas davantage, mais au bout d'un moment il ajouta à mi-voix:
– En aucun cas ce remède ne peut nuire au malade. A l'âge de sept ans, je reçus le pagne de garçon et ma mère me conduisit au temple pour assister à un sacrifice. Le temple d'Amon à Thèbes était alors le plus imposant de toute l'Egypte. Du temple et de l'étang de la déesse de la lune, une avenue bordée de sphinx à tête de bélier se dirigeait à travers la ville jusqu'au temple, dont l'enceinte était formée de murs puissants et qui était comme une ville dans la ville. Au sommet d'un pylône haut comme une colline flottaient des oriflammes bigarrées et les statues géantes des rois montaient la garde de chaque côté de la porte de cuivre.
Nous entrâmes par la porte et les marchands de Livres des Morts commencèrent à solliciter ma mère et à lui soumettre leurs offres en murmurant ou en criant. Elle m'emmena voir les ateliers des menuisiers et les statuettes sculptées d'esclaves et de serviteurs qui, grâce aux incantations des prêtres, travailleraient dans l'au-delà pour leurs maîtres, sans que ceux-ci aient besoin de remuer les doigts. Mais pourquoi parler de ce que chacun sait, puisque tout est restauré et que le cœur humain ne change pas? Ma mère paya la somme demandée pour pouvoir assister au sacrifice, et je vis les prêtres aux vêtements blancs immoler et débiter en un tournemain un bœuf qui portait entre les cornes un sceau de contrôle attestant qu'il était immaculé et sans un seul poil noir. Les prêtres étaient gras et leurs têtes rasées étaient luisantes d'huile. Près de deux cents personnes assistaient au sacrifice, et les prêtres ne leur accordaient guère d'attention, ils discutaient entre eux. Quant à moi, j'examinais les images guerrières sur les parois du temple et j'admirais les colonnes gigantesques. Et je ne compris pas du tout l'émotion de ma mère qui, les yeux pleins de larmes, me ramenait à la maison. Elle m'ôta mes souliers et me donna des sandales neuves qui étaient malcommodes et qui me firent mal aux pieds jusqu'à ce que je m'y fusse habitué.
Après le repas, mon père posa sa grosse main habile sur ma tête et caressa timidement les boucles tendres de ma tempe.
– Tu as sept ans, Sinouhé, dit-il, tu dois te choisir une carrière.
– Je veux devenir soldat, répondis-je tout de suite. Je ne compris pas sa mine déçue. Car les meilleurs jeux des garçons dans la rue sont militaires, et j'avais vu les soldats s'exercer et lutter devant leur caserne, j'avais vu les chars de combat sortir de la ville pour des manœuvres, avec leurs roues bruyantes et leurs pennons flottants. Il ne pouvait exister de carrière plus honorable et plus brillante que le métier des armes. Un soldat n'a pas besoin de savoir écrire, c'était pour moi la raison principale de mon choix, car mes camarades m'avaient raconté des histoires terribles sur les difficultés de l'écriture et sur les cruautés des maîtres qui vous arrachaient les cheveux si on avait le malheur de casser sa tablette ou de briser son style.
Mon père n'avait probablement pas été très doué dans son enfance, sinon il serait parvenu plus haut que le rang de médecin des pauvres. Mais il était consciencieux et ne nuisait pas à ses malades, et au cours des années il avait amassé de l'expérience. Il savait aussi comme j'étais sensible et entêté, et il ne protesta pas contre ma décision.
Mais au bout d'un moment il demanda à ma mère une cruche, entra dans sa chambre et y versa du vin ordinaire.
– Viens, Sinouhé, me dit-il en m'entraînant vers le rivage.
Je le suivis avec étonnement. Sur le quai, il s'arrêta pour observer un chaland d'où des porteurs suants, le dos voûté, sortaient des marchandises emballées dans des toiles cousues. Le soleil se couchait derrière les collines, sur la Ville des morts; nous étions repus, mais les hommes déchargeaient toujours, les flancs haletants et couverts de sueur. Le surveillant les excitait du fouet, et tranquillement assis sous un auvent un scribe inscrivait chaque charge.
– Voudrais-tu être comme eux? demanda mon père.
Cette question me parut stupide et je n'y répondis pas, mais je jetai à mon père un regard étonné, car vraiment personne ne pouvait désirer devenir semblable à ces porteurs.
– Ils triment de bonne heure le matin jusque tard dans la soirée, dit mon père Senmout. Leur peau est tannée comme celle du crocodile, leurs mains sont rudes comme les pattes du crocodile. C'est seulement à la nuit tombée qu'ils peuvent regagner leur cabane de pisé, et leur nourriture est un morceau de pain, un oignon et une gorgée de cervoise aigre. Telle est la vie des débardeurs. Telle est aussi celle du laboureur. Telle est celle de tous ceux qui travaillent de leurs mains. Tu ne les envies sûrement pas?