Les médecins de Simyra, que je rencontrais dans la rue ou sur les places à la recherche de malades et à qui je parlais ainsi, balançaient leurs robes et se grattaient la barbe et me disaient:
– Certes tu es jeune, mais ton dieu t'a sûrement octroyé la sagesse, car tes paroles sont agréables à nos oreilles. Et surtout ce que tu dis des cadeaux et de l'or. Ta proposition au sujet des opérations au couteau nous convient aussi, car en soignant les malades nous ne recourons jamais au couteau, parce qu'un malade traité ainsi meurt encore plus sûrement que si on ne l'avait pas opéré. La seule chose que nous te demandons, c'est de ne pas guérir les gens par la magie, car notre magie est très puissante, et dans ce domaine la concurrence est déjà exagérée à Simyra et dans les autres villes du littoral.
Ce qu'ils disaient de la magie était vrai, car dans les rues circulaient de nombreux hommes ignorants, qui ne savaient pas écrire, mais qui promettaient de guérir les malades par la magie et qui vivaient grassement aux crochets des gens crédules, jusqu'à ce que leurs clients mourussent ou fussent guéris. Sur ce point aussi, ils différaient de l'Egypte où, comme chacun le sait, la magie ne se pratique que dans les temples, par les soins des prêtres du degré supérieur, si bien que tous les autres guérisseurs doivent travailler en secret et sous la menace d'un châtiment.
Le résultat fut que je vis accourir des malades que les autres médecins n'avaient pu guérir, et je les guérissais, mais je renvoyais ceux qui étaient incurables aux médecins de Simyra. J'allai chercher dans le temple d'Amon le feu sacré pour pouvoir me purifier comme il est prescrit, et ensuite je me risquai à utiliser le couteau et à effectuer des opérations qui étonnèrent fort mes confrères de Simyra. Je réussis aussi à rendre la vue à un aveugle qui avait été soigné en vain par des médecins et par des sorciers, avec un baume fait de salive mélangée à la poussière. Mais moi je le guéris avec une aiguille, à la mode égyptienne, et ce cas me valut une immense réputation, bien que le malade reperdît la vue par la suite, car ces guérisons ne sont pas durables.
Les marchands et les riches de Simyra vivent une existence de paresse et de luxe et ils sont plus gras que les Egyptiens et ils souffrent d'asthme et de maux d'estomac. Je les traitais avec le couteau, si bien que leur sang coulait comme de porcs gras, et lorsque ma provision de remèdes toucha à sa fin, je fus heureux d'avoir appris à ramasser les simples aux jours propices selon la lune et les étoiles, car sur ce point le savoir des médecins de Simyra était si insuffisant que je ne me fiais pas du tout à leurs remèdes. Aux gens obèses, je donnais des drogues qui diminuaient leurs maux d'estomac et les empêchaient de suffoquer, et je vendais ces remèdes fort cher, à chacun selon sa fortune, et je n'eus de conflit avec personne, car je remettais des cadeaux aux médecins et aux autorités, et Kaptah chantait mes louanges et hébergeait chez moi des mendiants et des conteurs, afin que ceux-ci répandissent ma renommée dans les rues et sur les places, pour que mon nom ne sombrât point dans l'oubli.
Je ne gagnais pas mal, et tout l'or que je n'utilisais pas pour moi ou pour des cadeaux, je le déposais dans les maisons de commerce de Simyra qui envoyaient des navires en Egypte et dans les îles de la mer et dans le pays des Khatti, si bien que je possédais des parts dans maint navire, tantôt un centième, tantôt un cinq-centième, selon l'état de mes finances. Certains navires ne revenaient jamais au port, mais la plupart rentraient et mon compte dans les registres des compagnies doublait ou triplait. Telle était la coutume de Simyra, qui est inconnue en Egypte, et les pauvres aussi spéculaient et ils augmentaient ou diminuaient leur capital, car ils se cotisaient à dix ou à vingt pour acheter un millième de navire ou de cargaison. Ainsi, je n'avais pas à garder de l'or chez moi, ce qui attire les voleurs et les brigands, mais tout mon or était inscrit dans les registres de la compagnie, et lorsque j'allais dans les autres villes, comme à Byblos ou à Sidon, pour y soigner des malades, je n'avais pas besoin d'emporter de l'or, mais la compagnie me remettait une tablette d'argile et sur présentation les compagnies de Byblos et de Sidon me remettaient de l'or, si j'en avais besoin ou si je voulais faire quelque achat. Mais la plupart du temps je n'eus pas à y recourir, car je recevais de l'or des malades que je guérissais et qui m'avaient fait venir de Simyra, après avoir perdu toute confiance dans les médecins de leur ville.
Ainsi je prospérais et m'enrichissais, et Kaptah engraissait et portait des vêtements chers et s'oignait de parfums et devenait arrogant même envers moi, au point que je lui distribuais alors des coups de bâton. Quant à savoir pourquoi tout allait si bien, je ne saurais le dire. J'étais jeune et je croyais à ma science et mes mains ne tremblaient pas en maniant le couteau et j'étais audacieux en soignant les malades, parce que je n'avais rien à perdre. Je ne méprisais pas non plus la science syrienne et je recourais à ses méthodes quand elles me paraissaient bonnes, et ils étaient surtout habiles dans l'emploi du fer rouge au lieu du couteau, bien que ce procédé fût plus douloureux pour le malade. Mais la raison de mon grand succès est que je n'enviais personne et ne rivalisais avec personne, puisque je partageais généreusement mes cadeaux avec les autres et que je recevais les malades que mes confrères ne pouvaient guérir, et pour moi le savoir était plus important que l'or. Une fois que j'eus amassé assez d'or pour vivre largement selon mon rang, l'or perdit son importance pour moi, et il m'arriva parfois de soigner aussi des indigents pour m'instruire de leurs souffrances.
Mais je restais solitaire et la vie ne m'apportait aucune joie. Je me lassai aussi du vin, car il ne me réjouissait plus le cœur, il me rendait le visage noir comme la suie, si bien que je pensais mourir après en avoir bu. Mais j'accroissais mon savoir et j'apprenais l'écriture et la langue de Babylone de sorte que je n'avais pas un moment de loisir durant mes journées, et la nuit mon sommeil était profond.
J'étudiais aussi les dieux de la Syrie, pour voir s'ils auraient un message pour moi. Comme tout le reste, les dieux de Simyra différaient des égyptiens. Leur dieu suprême était le Baal de Simyra et c'était un dieu cruel dont les prêtres se châtraient et qui exigeait du sang humain pour être propice à la ville. La mer aussi demandait des sacrifices, et Baal voulait même des enfants, si bien que les marchands et les autorités de Simyra étaient sans cesse préoccupés de trouver des victimes. C'est pourquoi je n'avais pas vu à Simyra un seul esclave difforme et les pauvres étaient soumis à des châtiments affreux pour des vétilles, de sorte qu'un homme qui volait un poisson pour nourrir sa famille était mis en pièces sur l'autel de Baal. En revanche, un homme qui trompait autrui en faussant les poids ou en mélangeant de l'argent à l'or n'était pas puni, mais on admirait son astuce, car ils disaient: «L'homme a été créé pour être roulé.» C'est pourquoi aussi leurs marchands et leurs capitaines volaient des enfants jusqu'en Egypte et le long des côtes pour les sacrifices à Baal, et c'était pour eux un grand mérite.
Leur déesse était As tarte, qu'on appelait aussi Ishtar, et elle avait de nombreuses mamelles et on la vêtait chaque jour d'habits fins et de bijoux et elle était servie par des femmes qu'on appelait les vierges du temple, bien qu'elles ne fussent plus vierges. Au contraire, leur fonction consistait à se prostituer dans le temple, et cet acte était agréable à la déesse et d'autant plus favorable que les visiteurs donnaient plus d'argent ou plus d'or au temple. C'est pourquoi ces femmes rivalisaient d'habileté pour plaire aux hommes et dès leur enfance on les instruisait à cet effet, afin que les hommes fussent généreux pour la déesse. Cette coutume est aussi bien différente de l'Egypte où c'est un grand péché de se divertir avec une femme dans le territoire du temple, et si un couple y est surpris, on envoie l'homme aux mines et on purifie le temple.