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Mais dans la fureur de la victoire les soldats continuaient à massacrer et ils plongeaient leurs lances dans tout ce qui bougeait, ils tuaient aussi des hommes qui avaient déposé les armes, et ils assommaient les enfants à coup de massue et tiraient stupidement sur le bétail affolé. Horemheb donna l'ordre de sonner les trompettes, et les chefs et les officiers reprirent leurs esprits et rassemblèrent les soldats à coups de fouet. Mais mon âne affolé continuait à gambader dans la plaine et à me ballotter sur son dos comme un sac, si bien que je ne savais plus si je vivais ou si j'étais mort. Les soldats se moquaient de moi et me brocardaient, et finalement un homme donna un coup du manche de sa lance sur le museau de l'âne qui s'arrêta tout interloqué et pointa les oreilles, et alors je pus mettre pied à terre. Dès lors les soldats m'appelèrent le Fils de l'onagre.

Les prisonniers furent rassemblés et parqués dans des enclos, on ramassa les armes et on envoya des bergers à la recherche du troupeau dispersé. Les Khabiri étaient si nombreux qu'une grande partie put s'échapper par la fuite, mais Horemheb pensa qu'ils courraient toute la nuit et ne reviendraient pas de longtemps. A la lumière des tentes et des tas de fourrage en flammes, on apporta à Horemheb le coffre du dieu et il l'ouvrit et en sortit Sekhmet à la tête de lionne qui dressait fièrement ses seins de bois. Les soldats l'aspergèrent avec allégresse du sang de leurs blessures et jetèrent devant elle les mains coupées comme trophées. Ces mains formèrent un gros tas, et certains soldats en jetaient quatre ou même cinq. Horemheb distribua des chaînes en or et des bracelets et il récompensa les plus braves en les promouvant sous-officiers. Il était couvert de poussière et ensanglanté et sa cravache dégoulinait de sang, mais ses yeux souriaient aux soldats et il les appelait ses chers bousiers et saigneurs.

J'avais beaucoup de travail, car les lances et les massues des Khabiri avaient causé des blessures effrayantes. Je travaillais à la lumière des incendies, et aux cris de douleur des blessés se mêlaient les plaintes des femmes que les soldats entraînaient et tiraient au sort pour se divertir avec elles. Je lavais et suturais des plaies béantes, je remettais en place les intestins jaillis des ventres fendus et je recousais les cuirs chevelus rabattus sur les yeux. A ceux qui devaient mourir, je donnais de la bière et des stupéfiants, pour que la mort leur fût douce pendant la nuit.

Je pansais aussi les Khabiri que leurs blessures avaient empêché de fuir, mais je ne sais pourquoi j'agissais ainsi, peut-être parce que je pensais que Horemheb en retirerait un meilleur prix en les vendant en esclavage, si je les guérissais. Mais beaucoup d'entre eux refusaient mes soins, d'autres arrachaient leurs pansements en entendant pleurer les enfants et gémir les femmes violées par les Egyptiens. Ils repliaient la jambe, se couvraient la tête et mouraient d'hémorragie.

En les regardant, je n'étais plus aussi fier de notre victoire, car ils étaient de pauvres habitants du désert, et le bétail des vallées et le blé les attiraient, parce qu'ils souffraient de la famine. C'est pourquoi ils venaient piller la Syrie, et leurs membres étaient maigres et beaucoup avaient les yeux malades. Cependant, ils étaient de rudes et redoutables combattants, et sur leurs pas montait la fumée des villages incendiés et retentissaient les pleurs et les gémissements. Mais malgré tout j'avais pitié d'eux, en voyant leurs larges nez pâlir, tandis qu'ils se couvraient de leurs haillons pour mourir.

Le lendemain, je rencontrai Horemheb qui me félicita, et je lui conseillai d'établir ici un camp fortifié où les soldats les plus grièvement blessés pourraient se guérir, car si on les transportait à Jérusalem, ils périraient en route. Horemheb me remercia de mon aide et dit:

– Je ne te croyais pas aussi courageux que je l'ai constaté hier de mes propres yeux, quand tu te lançais dans la pire mêlée sur un âne furieux. Mais tu ne savais certainement pas qu'à la guerre le travail du médecin ne commence qu'après la bataille. J'ai entendu que les soldats t'appellent le Fils de l'onagre, et si tu le désires, je te prendrai au combat sur mon propre char, car tu as de la chance, puisque tu es encore en vie, bien que tu n'aies eu ni lance ni massue.

– Tes hommes te célèbrent et promettent de te suivre où tu voudras, lui dis-je pour le flatter. Mais comment est-il possible que tu n'aies pas la moindre blessure, alors que je pensais que tu allais certainement te faire tuer en te jetant le premier au milieu des flèches et des lances?

– J'ai un conducteur habile, dit-il. En outre, mon faucon me protège, parce qu'on aura encore besoin de moi pour de graves missions. C'est pourquoi ma conduite n'a rien de méritoire ni de courageux, puisque je sais que les flèches et les lances et les massues de l'ennemi m'évitent. Je m'élance le premier, parce que je suis destiné à répandre beaucoup de sang, bien que déjà maintenant le sang versé ne me procure plus de joie et que les hurlements des soldats écrasés sous les roues de mon char ne me divertissent guère. Dès que mes troupes seront assez entraînées et qu'elles ne craindront plus la mort, je me ferai porter en litière derrière elles, comme le fait tout capitaine raisonnable, car un vrai capitaine ne souille pas ses mains à une besogne immonde et sanglante que le plus vil esclave peut exécuter, mais il travaille avec son cerveau et il utilise beaucoup de papier et il dicte à de nombreux scribes des ordres importants que toi, Sinouhé, tu ne comprends pas, parce que ce n'est pas ton métier, tout comme moi je ne comprends rien à l'art du médecin, tout en le respectant. C'est pourquoi j'éprouve plutôt de la honte à m'être souillé les mains et le visage avec le sang de ces voleurs de troupeaux, mais je ne pouvais agir autrement: si je n'avais pas précédé mes hommes, ils auraient perdu courage et seraient tombés à genoux en gémissant, car en vérité les soldats égyptiens qui n'ont pas vu la guerre depuis deux générations sont encore plus lâches et plus pitoyables que les Khabiri. C'est pourquoi je les appelle mes bousiers, et ils sont déjà fiers de ce nom.

Je ne pouvais croire qu'en se jetant dans la mêlée comme il le faisait, il n'avait réellement pas peur pouf sa vie. C'est pourquoi j'insistai:

– Tu as une peau chaude et le sang court dans tes veines, comme chez les autres hommes. Est-ce par l'effet de quelque sortilège puissant que tu évites les blessures, ou bien d'où vient-il que tu n'aies pas peur?

Il dit:

– J'ai entendu parler de sortilège à ce propos, et je sais que bien des soldats portent au cou des amulettes qui devraient les protéger, mais après le combat d'aujourd'hui on a ramassé parmi les morts bien des hommes qui en avaient, de sorte que je ne crois pas à cette sorcellerie, bien qu'elle puisse être utile, puisqu'elle inspire confiance à l'homme inculte qui ne sait ni lire ni écrire, et qu'elle le rend héroïque au combat. A la vérité, tout cela c'est de la fumisterie, Sinouhé, Pour moi, c'est différent, car je sais que je dois accomplir de grands exploits, mais je ne peux te dire comment je le sais. Un soldat a de la chance ou il n'en a pas, et moi j'ai eu de la chance depuis que mon faucon m'a conduit vers le pharaon. Certes, mon faucon ne se plaisait pas au palais, il s'est envolé et n'est plus revenu, mais pendant que nous traversions le désert du Sinaï pour venir en Syrie, et que nous souffrions de la faim et surtout de la soif, car moi aussi je souffre avec mes soldats pour savoir ce qu'ils sentent et pouvoir mieux les commander, j'ai vu dans une vallée un buisson ardent. C'était un feu vivant qui ressemblait à un gros buisson ou à un arbre, et il ne s'épuisait pas et ne baissait pas, mais il brûlait jour et nuit et autour de lui régnait une odeur qui montait à la tête et qui me donna du courage. Je l'ai vu durant une chasse aux fauves du désert, loin de mes troupes, et seul le conducteur de mon char l'a vu, il peut en témoigner. Et dès lors je sus que ni la lance, ni la flèche ni la massue ne pourraient m'atteindre, tant que mon temps ne serait pas venu, mais je ne peux dire comment je le sais, car c'est un mystère.