Je le crus et mon respect pour lui grandit, car il n'avait aucun motif d'inventer une pareille histoire pour m'amuser, et je ne pense pas qu'il en aurait été capable, car il ne croyait que ce qu'il avait vu de ses yeux ou touché de ses mains.
Il fit camper ses troupes dans le camp des Khabiri où elles mangèrent et burent, puis elles tirèrent à la cible et s'exercèrent à la lance, et elles prenaient pour cibles les Khabiri inaptes à être vendus comme esclaves à cause de leurs blessures ou trop farouches pour faire de bons esclaves. C'est pourquoi les hommes ne murmurèrent point contre ces exercices, au contraire, ils s'y livrèrent avec une vive joie. Mais le troisième jour, l'odeur des cadavres étendus dans la plaine devint terrible, et les corbeaux et les chacals et les hyènes faisaient un tel vacarme la nuit que personne ne pouvait dormir. La plupart des femmes des Khabiri s'étaient étranglées avec leurs cheveux, qu'elles portaient longs, et elles ne réjouissaient plus personne.
Le troisième jour, Horemheb leva le camp et renvoya une partie des troupes à Jérusalem pour y transporter le butin, parce que les marchands n'étaient pas venus assez nombreux sur le champ de bataille pour acheter tous les esclaves, ustensiles de cuisine et blé, et le reste alla paître les troupeaux. On dressa un camp pour les blessés qui restèrent sous la garde des soldats d'une queue de lion, mais beaucoup d'entre eux moururent. Horemheb partit avec les chars à la poursuite des Khabiri, car en interrogeant les prisonniers, il avait appris que les Khabiri avaient réussi à emporter leur dieu dans leur fuite.
Il me prit avec lui, malgré ma résistance, et je me tenais derrière lui sur son char, cramponné à sa ceinture et déplorant le jour de ma naissance, car il avançait comme un forcené et à chaque instant je pensais que le char allait culbuter et que je me casserais la tête sur les rochers. Mais il se moquait de moi et me disait qu'il voulait me faire voir la guerre, puisque j'avais désiré savoir si elle avait quelque chose à m'apprendre.
Il me fit goûter de la guerre et je vis les chars se précipiter sur les Khabiri comme un ouragan, tandis qu'ils chantaient de joie en chassant devant eux le bétail volé vers leurs cachettes du désert. Les chevaux écrasaient les vieillards et les enfants, au milieu de la fumée des tentes incendiées, et Horemheb apprenait aux Khabiri par le sang et les larmes qu'ils feraient mieux de rester pauvres dans leur désert et de crever de faim dans leurs repaires plutôt que d'envahir la riche et fertile Syrie pour oindre d'huile leur peau brûlée par le soleil et pour s'engraisser avec le blé volé. C'est ainsi que je goûtai de la guerre, qui n'était en réalité plus une guerre, mais une poursuite et un massacre, jusqu'au moment où Horemheb en eut assez et fit relever les bornes renversées par les Khabiri, sans se soucier de les reculer dans le désert. Il dit:
– Il me faut garder de la graine de Khabiri, pour que j'aie l'occasion d'entraîner mes soldats, car si je les pacifie en les tuant tous, il n'existera plus dans tout le pays un seul endroit où l'on puisse se battre. En effet, la paix règne depuis quarante ans dans le monde, et tous les peuples vivent en bonne harmonie et les rois des grands Etats se nomment dans leurs lettres frères et amis, et le pharaon leur envoie de l'or pour qu'ils puissent lui élever une statue en or dans les temples de leurs dieux. C'est pourquoi je veux garder de la graine de Khabiri, car dans quelques années la faim les chassera de nouveau hors de leur désert et ils oublieront ce qu'il leur en avait coûté la dernière fois.
Il réussit aussi à rejoindre sur son char le dieu des Khabiri et fondit sur lui comme un faucon, si bien que les porteurs jetèrent le dieu à terre et l'abandonnèrent pour s'enfuir dans les montagnes, loin des chars. Horemheb fit couper le dieu en morceaux et il le brûla devant Sekhmet, et les soldats se frappaient la poitrine et disaient avec fierté: «C'est ainsi que nous brûlons le dieu des Khabiri.» Le nom de ce dieu était Jéhou ou Jahvé, et les Khabiri n'en avaient pas d'autres, si bien qu'ils durent regagner leur désert sans dieu et plus pauvres encore qu'à leur départ, bien qu'ils eussent déjà chanté de joie et brandi des rameaux de palmier.
Horemheb rentra à Jérusalem où s'étaient réunis les fugitifs des régions frontières, et il leur revendit leur bétail et leur blé et leurs ustensiles de cuisine, si bien qu'ils déchiraient leurs vêtements et disaient: «Ce pillage est pire que celui des Khabiri.» Mais ils n'avaient pas à se plaindre, car ils pouvaient emprunter de l'argent à leurs temples et aux marchands et au bureau du fisc, et ce qu'ils ne purent racheter, Horemheb le vendit aux marchands accourus de toute la Syrie. C'est ainsi qu'il put distribuer aux soldats une récompense en cuivre et en argent, et maintenant je compris pourquoi la plupart des blessés étaient morts dans le camp en dépit de mes soins. Leurs camarades recevaient maintenant une part plus grande du butin, et en outre, ils avaient volé les vêtements des blessés et leurs armes et leurs bijoux, et ils ne leur avaient donné ni eau ni nourriture, si bien qu'ils étaient morts. Je compris aussi beaucoup mieux pourquoi des charcutiers ignares aimaient tant à accompagner les armées à la guerre et revenaient riches en Egypte, bien que leur savoir fût minime.
Jérusalem retentissait de bruits et de cris et de musique syrienne. Les soldats avaient du cuivre et de l'argent, et ils buvaient de la bière et se divertissaient avec des filles peintes que les marchands avaient amenées, et ils se disputaient et se battaient et se volaient entre eux, si bien que chaque jour des corps pendaient aux murs, la tête en bas. Mais les soldats ne s'en souciaient guère, ils disaient: «II en fut ainsi, il en sera toujours ainsi.» Ils gaspillèrent leur cuivre et leur argent pour de la bière et des filles, jusqu'au départ des marchands. Horemheb préleva un tribut sur les marchands à leur arrivée et à leur départ, et il s'enrichit, bien qu'il eût cédé sa part du butin aux soldats. Mais il ne s'en réjouit aucunement, car lorsque j'allai prendre congé de lui pour rentrer à Simyra, il me dit:
– Cette campagne est terminée avant même d'avoir commencé, et le pharaon me reproche dans une lettre d'avoir versé du sang malgré son interdiction. Je dois rentrer en Egypte et y ramener mes bousiers et les licencier et déposer dans les temples leurs faucons et leurs queues de lions. Mais je ne sais ce qui arrivera, car ce sont les seules troupes exercées en Egypte et les autres sont tout juste bonnes à chier sur les murs et à pincer les femmes. Par Amon, il est facile au pharaon de composer dans son palais doré des hymnes à son dieu et de croire qu'il gouvernera par l'amour tous les peuples, mais il devrait entendre les gémissements des hommes massacrés et les hurlements des femmes dans les villages incendiés, lorsque l'ennemi envahit le pays, et alors il changerait peut-être d'idée.
– L'Egypte n'a pas d'ennemis, car l'Egypte est trop riche et trop puissante, lui dis-je. Ta réputation s'est répandue dam toute la Syrie, et les Khabiri ne toucheront plus aux bornes. Alors, pourquoi ne pas licencier les troupes, car en vérité elles se saoulent et font du scandale, et leurs quartiers puent l'urine et la vermine y grouille.
– Tu ne sais ce que tu dis, répondit-il en se grattant rageusement sous les bras, car la cabane du roi était aussi pleine de vermine. L'Egypte se suffit à elle-même, mais ailleurs on fomente des révoltes. C'est ainsi que j'ai appris que le roi d'Amourrou se procure fébrilement des chevaux et des chars de guerre, alors qu'il ferait mieux de payer plus régulièrement son tribut au pharaon. Chez lui on raconte déjà ouvertement que jadis les Amorrites ont dominé le monde entier, et il y a là un fond de vérité, car les derniers Hyksos habitent chez eux.