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A ce port abordaient des navires de Syrie et de toutes les îles de la mer, et il était pareil à tous les autres ports, bien que les Hittites le surveillassent de près pour percevoir un impôt sur les navires et pour vérifier les tablettes de tous ceux qui quittaient le pays. Mais personne ne débarquait pour gagner l'intérieur, et les capitaines, les seconds et les marins ne connaissaient du pays des Khatti que ce port et, dans ce port, les mêmes tavernes, les mêmes maisons de joie, les mêmes filles et la même musique syrienne que dans tous les autres ports du monde. C'est pourquoi ils s'y sentaient à l'aise et s'y plaisaient, et pour toute sûreté ils sacrifiaient aussi aux dieux des Hittites, au Ciel et à la Terre, sans pour cela oublier leurs propres dieux que les capitaines gardaient enfermés dans leurs cabines. Nous séjournâmes un certain temps dans cette ville, bien qu'elle fût bruyante et pleine de vices et de crimes, car chaque fois que nous voyions un bateau en partance pour la Crète, Minea disait:

– Il est trop petit et pourrait faire naufrage, et je ne veux pas repasser par là.

Si le navire était plus grand, elle disait:

– C'est un navire syrien, et je ne veux pas voyager avec lui.

Et d'un troisième, elle disait:

– Le capitaine a un méchant regard, et je crains qu'il ne vende ses passagers comme esclaves à l'étranger.

Ainsi notre séjour se prolongeait, et je n'en étais pas fâché, car j'étais fort occupé à recoudre et à nettoyer les blessures et à trépaner les crânes fracturés. Le chef des gardes du port recourut aussi à moi, parce qu'il souffrait d'une maladie des ports et qu'il ne pouvait toucher aux filles sans en éprouver de vives douleurs. Or, je connaissais cette maladie depuis mon séjour à Simyra et je pus la guérir avec les remèdes des médecins syriens, et la gratitude du chef envers moi n'eut pas de limite, puisqu'il pouvait de nouveau se divertir sans encombre avec les filles du port. C'était en effet une de ses prérogatives, et chaque fille qui voulait exercer sa profession dans le port devait se donner gratuitement à lui et à ses secrétaires. C'est pourquoi il avait été désolé de devoir renoncer à ce privilège. Sitôt guéri, il me dit:

– Quel cadeau puis-je te faire pour ton habileté, Sinouhé? Dois-je peser ce que tu as guéri et t'en donner le poids en or?

Mais je répondis:

– Je n'ai cure de ton or. Mais donne-moi le poignard de ta ceinture, je t'en serai reconnaissant, et j'aurai ainsi un souvenir de toi.

Il se récria en disant:

– Ce poignard est commun, et aucun loup ne court le long de sa lame et le manche n'est pas argenté.

Mais il parlait ainsi, parce que cette arme était en métal hittite et qu'il était interdit d'en donner ou d'en vendre à des étrangers, de sorte qu'à Khattoushash je n'avais pu en acquérir, n'osant pas trop insister de peur d'éveiller les soupçons. On ne voyait de ces poignards qu'aux grands seigneurs de Mitanni, et leur prix était dix fois celui de leur poids en or et quatorze fois celui de l'argent, et leurs possesseurs ne voulaient pas s'en défaire, parce qu'il n'y en avait que très peu dans le monde connu. Mais pour un Hittite, cette arme n'avait pas grande valeur, puisqu'il n'avait pas le droit de la vendre.

Mais le chef des gardes savait que je quitterais bientôt le pays et il se dit qu'il pourrait utiliser son or à de meilleures fins qu'à payer un médecin. C'est pourquoi il finit par me donner le poignard, qui était si tranchant qu'il coupait mieux les poils de barbe que le meilleur rasoir de silex et il pouvait sans dommage entailler une lame de cuivre. Ce cadeau me fit un très grand plaisir et je décidai de l'argenter et de le dorer comme le faisaient les nobles de Mitanni quand ils arrivaient à s'en procurer un. Le chef des gardes, loin de m'en vouloir, devint mon ami, parce que je l'avais radicalement guéri. Mais je lui conseillai de chasser du port la fille qui l'avait infecté, et il me dit qu'il l'avait déjà fait empaler, parce que cette maladie résultait certainement d'une sorcellerie.

Le port possédait aussi une prairie où l'on gardait des taureaux sauvages comme dans la plupart des ports, et les jeunes gens éprouvaient leur souplesse et leur courage en se battant avec ces bêtes, en leur plantant des banderilles dans la nuque et en sautant par-dessus. Minea fut ravie de voir ces taureaux et désira s'entraîner avec eux. C'est ainsi que je la vis pour la première fois danser devant les taureaux, et jamais je n'avais vu pareil spectacle, et mon cœur frémissait d'angoisse pour elle. Car un taureau sauvage est le plus redoutable de tous les fauves, pire même qu'un éléphant qui est tranquille si on ne le dérange pas, et ses cornes sont longues et pointues, et il transperce facilement un homme et le lance en l'air et le foule sous ses sabots.

Mais Minea dansa devant les taureaux, légèrement vêtue, et elle évitait habilement les cornes quand la bête baissait la tête et attaquait en mugissant. Son visage s'excitait, et elle s'animait et jetait le filet d'or de ses cheveux qui flottaient au vent, et sa danse était si rapide que l'œil ne pouvait en discerner les mouvements, lorsqu'elle sautait entre les cornes du taureau et, se tenant aux cornes, posait le pied sur le front velu pour s'élancer en l'air et retomber sur le dos du taureau, j'admirais son art et elle en était consciente, car elle accomplit des prouesses que j'aurais jugées impossibles au corps humain, si on me les avait racontées. C'est pourquoi je la regardais, le corps baigné de sueur, incapable de rester assis à ma place, malgré les protestations des spectateurs placés derrière moi qui me tiraient par les pans de ma tunique.

A son retour du champ, elle fut abondamment fêtée, et on lui mit des couronnes de fleurs sur la tête et au cou, et les jeunes gens lui donnèrent une coupe superbe sur laquelle étaient peintes en rouge et en noir des images de taureau. Tous disaient:

– C'est le plus beau spectacle que nous ayons vu. Et les capitaines qui étaient allés en Crète, disaient:

– On trouverait difficilement dans toute la Crète une pareille danseuse.

Mais elle s'approcha de moi et s'appuya contre moi, toute couverte de sueur. Elle appuya contre moi son jeune corps mince et souple, chaque muscle tremblant de fatigue et de fierté, et je lui dis:

– Je n'ai jamais vu personne qui te ressemble. Mais mon cœur était gros de mélancolie, car après l'avoir vue danser devant les taureaux, je savais que les taureaux la séparaient de moi comme une funeste magie.

Peu après arriva dans le port un navire de Crète, qui n'était ni trop petit, ni trop grand, et dont le capitaine n'avait pas le mauvais œil et parlait la langue de Minea. C'est pourquoi elle dit:

– Ce navire m'emmènera en sécurité vers le dieu de ma patrie, si bien que tu pourras me quitter en te réjouissant d'être enfin débarrassé de moi, puisque je t'ai causé tant d'ennuis et de dommages. Mais je lui dis:

– Tu sais bien, Minea, que je te suivrai en Crète. Elle me regarda et ses yeux étaient comme la mer au clair de lune; elle s'était peint les lèvres et ses sourcils étaient de minces lignes noires sous son front, et elle dit:

– Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu désires me suivre, Sinouhé, puisque ce navire m'emmènera directement dans mon pays et qu'il ne pourra m'arriver aucun malheur en route.