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Je lui dis:

– Tu le sais aussi bien que moi, Minea.

Alors elle mit ses longs doigts robustes dans mes mains et soupira et dit:

– J'ai eu bien des épreuves en ta compagnie, Sinouhé, et j'ai vu bien des peuples, de sorte que dans mon esprit ma patrie s'est estompée comme un beau rêve et que je n'aspire plus comme avant à revoir mon dieu. C'est pourquoi j'ai différé mon départ, comme tu t'en es aperçu, mais en dansant devant les taureaux j'ai senti de nouveau que je devrais mourir si tu portais la main sur moi.

Je lui dis:

– Oui, oui, oui, nous en avons déjà parlé bien souvent, et je ne porterai pas la main sur toi, car il serait vain d'irriter ton dieu pour une bagatelle que n'importe quelle fille peut me donner, comme le dit Kaptah.

Alors ses yeux flamboyèrent comme ceux d'un chat sauvage dans l'obscurité et elle enfonça ses ongles dans mes paumes et s'écria:

– Cours chez tes filles, car ta présence me dégoûte. Cours chez les sales filles du port, puisque tu en as envie, mais sache qu'ensuite je ne te connaîtrai plus, mais que je te saignerai peut-être avec mon poignard. Tu peux fort bien te passer de ce dont je me passe aussi.

Je lui souris et lui dis:

– Aucun dieu ne me l'a interdit. Mais elle reprit:

– C'est moi qui te l'interdis, et essaye de t'approcher de moi après l'avoir fait.

Je lui dis:

– Sois sans souci, Minea, car je suis profondément dégoûté de la chose dont tu parles, et il n'y a rien de plus fastidieux que de se divertir avec une femme, si bien qu'après en avoir tâté, je ne veux plus renouveler l'expérience.

Mais elle s'emporta de nouveau et dit:

– Tes paroles offensent gravement la femme en moi, et je suis sûre que tu ne te lasserais pas de moi.

Ainsi, il m'était impossible de la contenter, malgré tous mes efforts, et cette nuit elle ne vint pas à côté de moi, comme d'habitude, mais elle emporta son tapis et alla dans une autre chambre et se couvrit la tête pour dormir.

Alors je l'appelai et lui dis:

– Minea, pourquoi ne réchauffes-tu plus mon flanc, comme naguère, puisque tu es plus jeune que moi, et la nuit est froide et je grelotte sur mon tapis.

– Tu ne dis pas la vérité, car mon corps est brûlant, comme si j'étais malade, et je ne peux pas respirer dans cette chaleur étouffante. C'est pourquoi je préfère dormir seule, et si tu as froid, demande une chaufferette ou prends un chat à côté de toi et ne me dérange plus.

J'allai vers elle et je lui tâtai le front et son corps était vraiment fiévreux et tremblait sous la couverture, si bien que je lui dis:

– Tu es peut-être malade, permets que je te soigne. Mais elle repoussa du pied la couverture et dit avec colère:

– Va-t'en, je ne doute pas que mon dieu ne guérisse ma maladie.

Mais au bout d'un moment, elle dit:

– Donne-moi tout de même un remède, Sinouhé, car j'étouffe et j'ai envie de pleurer.

Je lui donnai un calmant, et elle finit par s'endormir, mais moi je veillai sur elle jusqu'à l'aube, lorsque les chiens commencèrent à aboyer dans le crépuscule livide.

Puis ce fut le jour du départ, et je dis à Kaptah:

– Rassemble nos effets, car nous nous embarquons pour l'île de Keftiou qui est la patrie de Minea.

Mais Kaptah dit:

– Je m'en doutais, et je ne déchirerai pas mes vêtements, puisque je devrais les recoudre, et ta perfidie ne mérite pas que je répande de la cendre sur mes cheveux, car à notre départ de Mitanni, n'as-tu pas promis que nous ne prendrions plus jamais de navire? Cette maudite Minea finira par nous conduire au trépas, ainsi que je l'ai senti dès notre première rencontre. Mais je me suis endurci le cœur, et je ne proteste plus et je ne hurle pas, pour ne pas perdre la vue de mon seul œil, car j'ai déjà trop pleuré à cause de toi dans tous les pays où ta sacrée folie nous a entraînés. Je te dis simplement que je sais à l'avance que ce sera mon dernier voyage, et je renonce même à te couvrir de reproches. J'ai déjà préparé nos effets et je suis prêt pour le départ et je n'ai pas d'autre consolation que de savoir que tu as déjà écrit tout cela sur mon dos à coups de canne le jour même où tu m'as acheté au marché des esclaves à Thèbes.

La docilité de Kaptah me surprit fort, mais je constatai bientôt qu'il avait questionné de nombreux marins et qu'il leur avait acheté très cher divers remèdes contre le mal de mer. Avant notre départ, il se mit au cou une amulette et jeûna et serra fortement sa ceinture et but une potion calmante, si bien qu'il monta à bord avec des yeux de poisson cuit et demanda d'une voix pâteuse de la viande de porc grasse qui, selon les affirmations des marins, était le meilleur remède contre le mal de mer. Puis il s'étendit et s'endormit, une épaule de porc dans une main et le scarabée dans l'autre. Le chef des gardes prit ma tablette et me souhaita bon voyage, puis les rameurs sortirent les avirons et le bateau gagna le large. Ainsi commença le voyage vers la Crète, et devant le port le capitaine offrit un sacrifice au dieu de la mer et aux dieux secrets de sa cabine, il fit hisser les voiles et le bateau pencha et fendit les flots et l'estomac me remonta à la gorge, car la mer immense était très agitée et on ne voyait plus du tout la côte.

LIVRE VIII. La maison obscure

Bien des jours, la mer ondoya devant nous, immense et sans rivage, mais je n'avais pas peur, car Minea était avec nous et en respirant l'air marin elle reflorissait et l'éclat de la lune illuminait ses yeux quand, penchée à l'avant, près de l'image de poupe, elle respirait à pleins poumons, comme si elle désirait accélérer la course du navire. Le ciel était bleu sur nos têtes, le soleil brillait et un vent modéré gonflait les voiles. Le capitaine assurait que nous naviguions dans la bonne direction, et je le croyais. Une fois habitué aux mouvements du navire, je ne fus plus malade, bien que l'angoisse devant l'inconnu me poignît le cœur, lorsque les derniers oiseaux de mer abandonnèrent le navire le deuxième jour et s'éloignèrent vers la côte. Mais alors ce furent les attelages du dieu de la mer et les marsouins qui nous escortèrent de leurs dos brillants, et Minea les salua de ses cris de joie, car ils lui apportaient un salut de son dieu.

Bientôt nous aperçûmes un bateau de guerre crétois dont les flancs étaient ornés de boucliers en cuivre et qui nous salua du pavillon, après avoir constaté que nous n'étions pas des pirates. Kaptah sortit de sa cabine et, tout fier de pouvoir se promener sur le pont, se mit à raconter aux matelots ses voyages. Il se vanta de sa traversée, par une terrible tempête, d'Egypte à Simyra, toutes voiles déchirées, et seuls le capitaine et lui étaient en état de manger, tandis que les autres gémissaient et vomissaient. Il parla aussi des monstres marins qui gardent le delta du Nil et qui engloutissent toute barque de pêche assez imprudente pour s'aventurer au large. Les marins lui répondirent du tac au tac en lui parlant des colonnes qui supportent le ciel à l'autre bout de la mer et des sirènes à queue de poisson qui guettent les marins pour les ensorceler et pour se divertir avec eux, et quant aux monstres marins, ils débitèrent sur eux des histoires si horrifiques que Kaptah se réfugia vers moi, tout gris de peur, et me tint par la tunique.

Minea s'animait de plus en plus, et ses cheveux flottaient dans le vent et ses yeux étaient comme un clair de lune sur la mer, et elle était vive et belle à voir, si bien que mon cœur se fondait en pensant que bientôt je la perdrais. A quoi bon retourner à Simyra et en Egypte sans elle? La vie n'était plus que de la cendre dans ma bouche, quand je me disais que bientôt je ne la verrais plus et que je ne tiendrais plus sa main dans la mienne et que son flanc ne me réchaufferait plus. Mais le capitaine et les matelots la respectaient hautement, car ils savaient qu'elle dansait devant les taureaux et qu'elle avait tiré au sort le droit d'entrer dans la maison du dieu à la pleine lune, bien qu'elle en eût été empêchée par un naufrage. Lorsque je tentai de les interroger sur leur dieu, ils me répondirent évasivement qu'ils ne savaient rien. Et quelques-uns ajoutèrent: