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Je raconte tout cela pour montrer que bien souvent je fus déconcerté par les coutumes Crétoises avec lesquelles je ne me familiarisai du reste jamais, car ils mettent leur fierté à trouver sans cesse du nouveau et du surprenant, de sorte qu'avec eux on ne sait jamais ce qu'apportera le moment suivant. Mais je dois parler de Minea, bien que mon cœur soit gros à son sujet. Arrivés dans le port, nous descendîmes dans l'hôtellerie des étrangers dont le confort dépasse tout ce que j'ai vu, bien qu'elle ne fût pas très grande, si bien que le «Pavillon d'Ishtar», avec tout son luxe poussiéreux et ses esclaves ignares, me parut désormais barbare. Après nous être lavés et habillés, Minea se fit friser et s'acheta des vêtements pour pouvoir se montrer à ses amis, si bien que je fus surpris de la revoir avec un petit chapeau qui ressemblait à une lampe, et elle avait des souliers à talons hauts et marchait avec peine. Mais je ne voulus pas la fâcher en critiquant son accoutrement, et je lui donnai des boucles d'oreilles et un collier composé de pierres bigarrées, car le marchand m'avait affirmé que c'était actuellement la mode en Crète, mais qu'il n'était point sur de celle de demain. Je regardai aussi avec surprise ses seins nus qui jaillissaient de la robe argentée et dont elle avait peint les mamelons en rouge, si bien qu'elle évita mon regard et dit d'un ton de bravade qu'elle n'avait pas à rougir de sa poitrine qui pouvait rivaliser avec celle de n'importe quelle Crétoise. Après l'avoir bien regardée, je ne protestai pas, car sur ce point elle avait certainement raison. Après quoi une litière nous porta du port sur le plateau où la ville, avec ses bâtiments légers et ses jardins, était comme un autre monde après l'encombrement, le vacarme et l'odeur de poisson du port. Minea me conduisit chez un vieillard noble qui avait été son protecteur spécial et son ami, si bien qu'elle avait habité chez lui et usait de sa maison comme de la sienne. Il était en train d'étudier les catalogues de taureaux et de prendre des notes pour les paris du lendemain. Mais en voyant Minea il oublia ses papiers et se réjouit vivement et embrassa Minea en disant:

– Où donc t'es-tu cachée si longtemps? Je te croyais déjà disparue à ton tour dans la maison du dieu. Mais je ne me suis pas encore procuré une nouvelle protégée, si bien que ta chambre reste à ta disposition, à moins que les esclaves aient oublié de l'entretenir ou que ma femme ne l'ait fait démolir pour y construire un bassin, car elle s'est mise à élever des poissons rares et ne pense plus qu'à ça.

– Helea élève des poissons dans un bassin? demanda Minea tout étonnée.

– Ce n'est plus Helea, dit le vieillard avec un peu d'impatience. J'ai une nouvelle femme et elle reçoit en cet instant un jeune toréador non initié pour lui montrer ses poissons, et je crois qu'elle se fâcherait d'être dérangée. Mais présente-moi ton ami, afin qu'il soit aussi mon ami, et que cette maison soit la sienne.

– Mon ami est Sinouhé l'Egyptien, Celui qui est solitaire, et il est médecin, dit Minea.

– Je me demande s'il restera longtemps solitaire ici, dit le vieillard d'un ton badin. Mais serais-tu malade, Minea, puisque tu emmènes un médecin avec toi? Ce serait bien ennuyeux, parce que j'espérais que demain tu pourrais danser devant les taureaux et me ramener un peu de chance. En effet, mon intendant dans le port se plaint que mes revenus ne suffisent plus à couvrir mes dépenses, ou vice versa, peu importe, car je ne comprends rien aux comptes compliqués qu'il me fourre sans cesse sous le nez, ce qui m'énerve.

– Je ne suis pas du tout malade, dit Minea. Mais cet ami m'a sauvé de nombreux dangers et nous avons traversé maint pays pour revenir ici, car j'ai subi un naufrage en allant danser devant les taureaux en Syrie.

– Vraiment? dit le vieillard soudain inquiet. J'espère cependant que cette amitié ne t'a pas empêchée de garder ta virginité, sinon on te refusera l'accès aux concours et tu auras toutes sortes d'ennuis, comme tu le sais. J'en suis vraiment fâché, car je vois que ta poitrine s'est développée d'une manière suspecte et tes yeux ont un éclat humide. Minea, Minea, te serais-tu laissée séduire?

– Non, répondit rageusement Minea. Et quand je dis non, tu peux m'en croire, et personne ne doit m'examiner, comme on l'a fait au marché des esclaves à Babylone. Tu as de la peine à croire que c'est seulement grâce à cet ami que j'ai pu échapper à tous les dangers et regagner ma patrie, et je croyais que mes amis se réjouiraient de me revoir, mais tu penses seulement à tes taureaux et à tes paris.

Elle se mit à pleurer de dépit, et les larmes brouillaient le fard de ses joues.

Le vieillard perdit contenance et regretta ses paroles et dit:

– Je ne doute pas que tu sois fort éprouvée par tes voyages, car à l'étranger tu n'as certainement pas pu te baigner chaque jour, n'est-ce pas? Et je ne crois pas que les taureaux de Babylonie valent les nôtres. Mais cela me fait penser que je devrais être depuis longtemps chez Minos, bien que j'aie oublié cette invitation, et je vais m'y rendre, sans changer de vêtement. Car personne ne prendra garde à ma tenue, il y a toujours tellement de monde. C'est pourquoi, mes amis, restaurez-vous bien, et tâche de te calmer, Minea, et si ma femme vient, dis-lui que je suis déjà parti, parce que je ne voulais pas la déranger avec son jeune homme. En somme, je pourrais tout aussi bien aller dormir, car on ne remarquera probablement pas chez Minos si je suis présent ou absent, mais j'y pense, je vais passer par les écuries pour demander l'état du nouveau taureau qui porte une tache au côté, c'est pourquoi il vaut mieux que j'aille. C'est qu'il s'agit d'un taureau tout à fait remarquable.

Il nous sourit d'un air distrait, et Minea lui dit:

– Nous t'accompagnerons chez Minos, où je pourrai revoir mes amis et leur présenter Sinouhé.

C'est ainsi que nous allâmes dans le palais de Minos, à pied, car le vieil homme n'était pas arrivé à décider s'il valait la peine ou non de prendre une litière pour un si court trajet. C'est seulement en entrant que je compris que Minos était leur roi, et j'appris qu'il s'appelait toujours Minos, mais je ne saurais dire quel numéro d'ordre il avait, car personne ne se souciait de ce détail. Un Minos disparaissait et était remplacé par un autre.

Le palais comprenait d'innombrables pièces, et sur les murs de la salle de réception ondulaient des algues, et des pieuvres et des méduses nageaient dans une eau transparente. La grande salle était pleine de gens habillés plus étrangement et luxueusement les uns que les autres, et ils circulaient et s'entretenaient entre eux avec vivacité et ils riaient fort et ils buvaient dans de petites coupes des boissons fraîches, des vins ou des jus de fruits, et les femmes comparaient entre elles leurs toilettes. Minea me présenta à ses amis qui étaient tous également polis et distraits, et le roi Minos m'adressa dans ma langue quelques paroles aimables et me remercia d'avoir sauvé Minea et de l'avoir ramenée vers son dieu, si bien qu'à la première occasion elle pourrait entrer dans la maison obscure, bien que son tour fût déjà passé.

Minea circulait dans le palais comme chez elle, et elle me conduisit d'une chambre à l'autre, en criant d'admiration devant les objets familiers et en saluant les esclaves qui s'inclinaient devant elle, tout comme si elle n'avait jamais été absente. Elle me dit que n'importe quel noble pouvait à son gré se retirer dans son domaine ou partir en voyage, sans en avertir ses amis, et personne ne s'en formalisait, et à son retour il reprenait sa place, comme si rien ne s'était passé entre-temps. C'est aussi ce qui leur rendait la mort facile, car si quelqu'un disparaissait, personne ne s'en informait jusqu'à ce qu'il fût oublié, et si par hasard on notait une absence à l'occasion d'une visite convenue ou d'un rendez-vous ou d'une réunion, personne n'en était surpris, car on se disait que cette personne avait fort bien pu s'absenter brusquement par caprice.