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Minea m'introduisit dans une belle chambre située plus haut que les autres au flanc de la colline, de sorte que la vue portait au loin sur les prairies souriantes, les champs, les forêts d'oliviers et les plantations en dehors de la ville. Elle me dit que c'était sa chambre, et tout y était à sa place, comme si elle l'avait quittée hier, bien que les costumes et les bijoux dans ses coffres et écrins fussent déjà démodés au point qu'elle ne pouvait plus les porter. C'est alors seulement que je sus qu'elle appartenait à la famille des Minos, et pourtant j'aurais dû le deviner à son nom. C'est pourquoi l'or et l'argent ou les cadeaux précieux n'avaient aucun effet sur elle, puisque dès son enfance elle avait été habituée à avoir tout ce qu'elle désirait. Mais dès son enfance aussi elle avait été consacrée au dieu, et c'est pourquoi elle avait été élevée dans la maison des taureaux où elle habitait, lorsqu'elle n'était pas dans sa chambre du palais ou chez son vieil ami, car les Crétois sont aussi capricieux sur ce point que sur les autres.

J'étais curieux de voir les arènes, et nous rentrâmes saluer le protecteur de Minea qui fut fort étonné de me voir et me demanda poliment si nous nous étions déjà rencontrés, parce que mon visage ne lui était point inconnu. Minea me conduisit ensuite dans la maison des taureaux qui formait toute une ville, avec ses écuries, ses champs, ses estrades, ses pistes, ses bâtiments d'école et les maisons des prêtres. Nous passâmes d'une écurie à l'autre, dans l'odeur écœurante des taureaux, et Minea ne se lassait pas de leur adresser des compliments et de les appeler de jolis noms, bien qu'ils essayassent à travers la clôture de la percer de leurs cornes, en mugissant et en creusant le sol de leurs sabots pointus, les yeux flamboyants.

Elle rencontra aussi des jeunes gens et des jeunes filles qu'elle connaissait, bien que les danseurs ne fussent en général pas très cordiaux entre eux, parce qu'ils se jalousaient les uns les autres et refusaient de se révéler leurs tours. Mais les prêtres qui entraînaient les taureaux et instruisaient les danseurs, nous accueillirent aimablement et, ayant appris que j'étais médecin, ils me posèrent une foule de questions sur des problèmes concernant la digestion chez les taureaux, les mélanges de fourrage et le luisant du poil, et pourtant ils en savaient certainement plus que moi sur ces sujets. Minea était bien notée chez eux, car elle obtint tout de suite un taureau et un numéro pour les courses du lendemain. Elle brûlait d'impatience de me montrer son habileté devant les meilleurs taureaux.

Pour finir, elle me conduisit dans un petit bâtiment où habitait solitaire le grand prêtre du dieu de la Crète et des taureaux. De même que le roi était toujours un Minos, le grand prêtre était toujours appelé le Minotaure, et il était l'homme le plus redouté et le plus respecté dans toute l'île, si bien qu'on évitait de prononcer son nom à haute voix et qu'on l'appelait l'homme de la petite maison des taureaux. Minea aussi redoutait d'aller le voir, bien qu'elle ne m'en dît rien, mais je le lus dans ses yeux dont aucune expression ne m'était inconnue.

Le prêtre nous reçut dans une chambre obscure et, à première vue, je crus apercevoir un dieu, car j'étais devant un homme qui ressemblait à un être humain, mais avec une tête de taureau dorée. Après s'être incliné devant nous, il enleva cette tête dorée et nous montra son visage. Mais bien qu'il nous sourît poliment, il ne me plut pas, car son visage inexpressif avait quelque chose de dur et de cruel, et je ne peux expliquer cette impression, car il était un bel homme, au teint très foncé et né pour commander. Minea n'eut pas besoin de lui donner des explications, car il connaissait déjà son naufrage et ses aventures, et il ne posa pas de questions oiseuses, mais il me remercia de la bonté que j'avais témoignée à Minea et, partant, à la Crète et à son dieu, et il dit que de nombreux cadeaux m'attendaient à mon auberge et que j'en serais certainement content.

– Je ne me préoccupe guère des cadeaux, lui dis-je, car pour moi le savoir est plus précieux que l'or, et c'est pourquoi j'ai voyagé dans de nombreux pays pour augmenter mes connaissances, et je me suis familiarisé avec les coutumes de Babylonie et des Hittites. C'est pourquoi j'espère connaître aussi le dieu de la Crète dont j'ai entendu bien des récits merveilleux et qui aime les vierges et les jeunes gens irréprochables, au contraire des dieux de la Syrie dont les temples sont des maisons de joie et que servent des prêtres châtrés.

– Nous avons de nombreux dieux que le peuple adore, dit-il. Il existe en outre dans le port des temples aux dieux des différents pays, si bien que tu pourras sacrifier ici à Amon ou au Baal du port, si tu le veux. Mais je ne veux pas t'induire en erreur. C'est pourquoi je reconnais que la puissance de la Crète dépend du dieu adoré en secret de tout temps. Seuls les initiés le connaissent, et ils le connaissent seulement en le rencontrant, mais personne encore n'est revenu pour décrire son apparence.

– Les dieux des Hittites sont le Ciel et la Terre et la Pluie qui, descendue du ciel, fertilise la terre, lui dis-je. Je comprends que la mer soit le dieu des Crétois, puisque la puissance et la richesse de la Crète dépendent de la mer.

– Tu as peut-être raison, Sinouhé, dit-il avec un étrange sourire. Sache cependant que nous autres Crétois nous adorons un dieu vivant, ce qui nous distingue des peuples du continent qui adorent des dieux morts et des images en bois. Notre dieu n'est pas un simulacre, bien que les taureaux soient son symbole, mais tant que vivra notre dieu, la suprématie Crétoise se maintiendra sur les mers. C'est ce qui a été prédit, et nous le savons, bien que nous comptions aussi beaucoup sur nos navires de guerre avec lesquels aucun autre peuple maritime ne peut rivaliser.

– J'ai entendu dire que votre dieu habite dans les méandres d'une maison obscure, insistai-je. Je voudrais volontiers voir cette maison à labyrinthe, mais je ne comprends pas pourquoi les initiés n'en reviennent jamais, bien qu'ils en aient la possibilité après y être restés une lunaison.

– Le plus grand honneur et le bonheur le plus merveilleux qui puissent échoir aux jeunes Crétois est d'entrer dans la maison du dieu, dit le Minotaure en répétant les paroles qu'il avait déjà prononcées d'innombrables fois. C'est pourquoi même les îles de la mer rivalisent en nous envoyant leurs plus belles vierges et leurs meilleurs adolescents danser devant nos taureaux. Dans les demeures du dieu de la mer, la vie est si merveilleuse que personne, une fois qu'il la connaît, ne désire retrouver les douleurs et les peines terrestres. Craindrais-tu, Minea, d'entrer dans la maison du dieu? Mais Minea ne répondit rien, et je dis:

– Sur la côte de Simyra, j'ai vu des cadavres de marins noyés, et leur tête était boursouflée et leur ventre gonflé et leur expression ne reflétait aucune joie. C'est tout ce que je sais des demeures du dieu de la mer, mais je ne mets nullement en doute tes paroles et je souhaite bonne chance à Minea.

Le Minotaure dit froidement:

– Tu verras le labyrinthe, car la pleine lune approche, et cette nuit-là Minea entrera dans la demeure du dieu.

– Et si Minea refusait? dis-je avec vivacité, car ses paroles me surprenaient et me glaçaient le cœur.

– Cela n'est encore jamais arrivé, dit-il. Sois sans souci, Sinouhé l'Egyptien. Après avoir dansé devant nos taureaux, Minea entrera de son plein gré dans la maison du dieu.

Il remit sa tête de taureau dorée, pour montrer que l'entrevue était terminée, et nous ne vîmes plus son visage. Minea me prit la main et m'entraîna, et elle n'était plus du tout joyeuse.