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Je lui dis:

– Minea, ma sœur, mon enfance et ma jeunesse ont été limpides comme un ruisseau, mais ma virilité fut comme un fleuve qui se répand au loin et qui recouvre bien des terres, mais ses eaux sont basses et stagnent et se corrompent. Mais lorsque tu vins vers moi, Minea, les eaux remontèrent et se précipitèrent joyeusement dans un cours profond et tout en moi se purifia et le monde me sourit de nouveau et tout le mal était pour moi comme une toile d'araignée que la main écarte sans peine. Pour toi je voulais être bon et guérir les gens sans m'occuper des cadeaux qu'ils pouvaient me faire, et les dieux maléfiques n'avaient plus de prise sur moi. C'était ainsi, mais à présent que tu me quittes, tout s'assombrit autour de moi et mon cœur est comme un corbeau solitaire dans le désert et je ne veux plus secourir mon prochain, mais je le hais et je hais aussi les dieux et je ne veux plus en entendre parler. Et c'est pourquoi, Minea, je te dis: Dans le monde existent bien des pays, mais un seul fleuve. Laisse-moi t'emmener avec moi dans les terres noires au bord du fleuve où les canards chantent dans les joncs et le soleil vogue chaque jour à travers le ciel dans une barque dorée. Pars avec moi, Minea, nous casserons ensemble une cruche et nous serons mari et femme et jamais nous ne nous séparerons, mais la vie nous sera facile et à notre mort nos corps seront embaumés pour se retrouver dans le pays du Couchant et pour y vivre éternellement.

Mais elle me serra les mains et me caressa des doigts les yeux et la bouche et le cou, en me disant:

– Sinouhé, je ne peux te suivre, malgré tout mon désir, car aucun navire ne pourrait nous emmener de Crète et aucun capitaine n'oserait nous cacher dans son bateau. C'est que déjà on me surveille et je ne voudrais pas causer ta mort. Même si je le voulais, je ne pourrais partir avec toi, car depuis que j'ai dansé devant les taureaux, leur volonté est plus forte que la mienne, et tu ne peux le comprendre. C'est pourquoi je dois pénétrer dans la maison du dieu la nuit de la pleine lune, et ni moi, ni toi, ni aucune puissance au monde n'y peut rien changer.

Mon cœur était vide comme une tombe dans ma poitrine et je dis:

– De demain nul n'est certain, et je ne crois pas que tu reviendras d'où personne n'est revenu. Peut-être que dans les salles dorées du dieu de la mer tu boiras la vie éternelle à la coupe divine et tu oublieras tout ce monde et moi aussi. Et pourtant je n'en crois rien, car tout cela n'est que légende et rien de ce que j'ai vu jusqu'ici dans tous les pays n'est propre à renforcer ma croyance aux légendes divines. Sache donc que si tu ne reviens pas bientôt, je pénétrerai dans la maison du dieu pour t'emmener. Je t'emmènerai, même si tu refuses. C'est ce que je ferai, Minea, même si cela doit être mon dernier acte sur cette terre.

Mais, tout effrayée, elle mit sa main sur ma bouche et regarda autour d'elle en disant:

– Tais-toi, Sinouhé! Cesse de nourrir de telles pensées, car la maison du dieu est obscure et aucun étranger ne peut s'y retrouver, et tout profane qui y pénètre périt d'une mort affreuse. Mais crois-moi, je reviendrai de ma propre volonté, car mon dieu ne peut pas être cruel au point de me retenir contre mon gré. Il est en effet un dieu merveilleusement beau, qui veille sur la puissance de la Crète et sur sa prospérité, si bien que les oliviers fleurissent et que le blé mûrit et que les navires voguent de port en port. Il rend les vents favorables et guide les bateaux dans le brouillard, et rien de mal n'arrive à ceux qui sont sous sa protection. Pourquoi voudrait-il mon malheur?

Dès son enfance elle avait grandi à l'ombre du dieu et ses yeux étaient aveugles et je ne pouvais les guérir avec une aiguille. C'est pourquoi dans la rage de mon impuissance, je la serrai violemment contre moi et je l'embrassai et je lui caressai les membres et ses membres étaient lisses comme le verre et elle était dans mes bras comme une source pour un voyageur dans le désert. Et elle ne résistait pas, elle pressait son visage contre moi et elle frémissait et ses larmes coulaient chaudes sur mon cou, tandis qu'elle me parlait:

– Sinouhé, mon ami, si tu doutes de mon retour, je ne veux plus rien te refuser, mais fais-moi ce que tu veux, si cela peut te faire plaisir, même si je dois en mourir, car dans tes bras je ne crains pas la mort et tout m'est égal en pensant que mon dieu pourrait me séparer de toi.

Je lui demandai.

– En aurais-tu du plaisir? Elle hésita et dit:

– Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que mon corps est inquiet et inconsolable quand je ne suis pas près de toi. Je sais seulement qu'un brouillard m'envahit les yeux et que mes genoux faiblissent lorsque tu me touches. Naguère je me détestais pour cela et je redoutais ton contact, car alors tout était limpide en moi et rien ne troublait ma joie, mais j'étais fière de mon habileté et de la souplesse immaculée de mon corps. Maintenant je sais que tes attouchements sont délicieux, même s'ils doivent me faire mal, et pourtant j'ignore si j'éprouverais du plaisir en exauçant tes désirs, peut-être serais-je triste après coup. Mais si c'est un plaisir pour toi, n'hésite pas, car ta joie est ma joie et je ne désire rien tant que de te rendre heureux. Alors je desserrai mon étreinte et je lui caressai les cheveux et le cou en lui disant:

– Il me suffit que tu sois venue chez moi telle que tu étais durant nos courses sur les routes de Babylonie. Donne-moi le ruban d'or de tes cheveux, je ne te demande rien de plus.

Mais elle me regarda avec méfiance et se tâta les hanches et dit:

– Je suis peut-être trop maigre à ton goût et tu crois que mon corps ne te donnerait aucun plaisir, et tu me préfères probablement les femmes délurées. Mais si tu le veux, je tâcherai d'être aussi délurée que possible et de te complaire en tout, afin que tu ne sois pas déçu, car je veux te donner autant de joie que je peux.

Je lui souris en caressant ses épaules lisses et je lui dis:

– Minea, aucune femme n'est plus belle que toi à mes yeux et aucune ne pourrait me donner plus de joie que toi, mais je ne veux pas te prendre pour mon seul plaisir, car tu n'en aurais aucun, puisque tu es inquiète à cause de ton dieu. Mais je sais une chose que nous pourrons faire et qui nous plaira à tous les deux. Nous allons prendre une cruche et la casser selon la coutume de mon pays. Et alors nous serons mari et femme, même s'il n'y a pas ici de prêtres pour attester le fait et inscrire nos noms dans le registre du temple.

Ses yeux s'agrandirent et brillèrent au clair de lune, et elle tapa des mains et rit de joie. Je sortis chercher Kaptah, que je trouvai assis devant ma porte et qui pleurait amèrement. Il s'essuya le visage du revers de la main et se remit à pleurer en me voyant.

– Qu'est-ce qui te prend, Kaptah? lui dis-je. Pourquoi pleures-tu?

Il me répondit effrontément:

– O mon maître, j'ai le cœur sensible et je n'ai pu retenir mes larmes en écoutant ta conversation avec cette fille aux flancs minces, car jamais je n'ai rien entendu de si émouvant.

Je lui décochai un coup de pied en disant:

– Ainsi, tu as écouté tout ce que nous avons dit? Mais il répondit d'un air innocent:

– Mais oui, car d'autres écouteurs venaient devant ta porte, et ils n'avaient rien à faire avec toi, mais ils espionnaient Minea. Je les ai chassés en les menaçant de ma canne, et je me suis installé devant ta porte pour veiller sur ta tranquillité, car je me disais que tu ne serais guère content si on venait te déranger au cours de cet important entretien. Et c'est ainsi que je n'ai pu m'empêcher d'entendre ce que vous disiez, et c'était si touchant, bien que si enfantin, que j'en ai pleuré.

Je ne pouvais plus me fâcher contre lui, aussi lui dis-je: