– Puisque tu as tout entendu, tu sais ce que je désire. Va vite chercher une cruche. Mais il tergiversa et dit:
– Quelle sorte de cruche veux-tu? En argile ou en grès, peinte ou unie, haute ou basse, large ou mince?
Je lui donnai un coup de canne, mais pas fort, car mon cœur débordait de bonté pour autrui, et je lui dis:
– Tu sais ce que je veux, et tu sais que toute cruche est bonne pour cela. Dépêche-toi et apporte la première que tu trouveras.
– J'y vais, j'y cours, j'y vole, mais j'ai parlé seulement pour te laisser le temps de réfléchir, car rompre une cruche avec une femme est un événement grave dans la vie d'un homme et il ne faut pas y procéder trop à la hâte. Mais naturellement, j'irai la chercher, puisque tu le veux et que je n'y peux rien changer.
C'est ainsi que Kaptah apporta un vieux vase qui empestait le poisson, et je le cassai avec Minea. Kaptah fut notre témoin, et il plaça le pied de Minea sur sa nuque en disant:
– Désormais tu es ma maîtresse et tu me donneras des ordres aussi souvent ou même plus que mon maître, mais j'espère cependant que tu ne me lanceras pas de l'eau chaude dans les jambes quand tu seras fâchée, et j'espère aussi que tu porteras des babouches tendres, sans talons, car je déteste les talons qui laissent des marques et des bosses sur ma tête. En tout cas je te servirai aussi fidèlement que mon maître, car pour quelque cause bizarre mon cœur s'est attaché à toi, bien que tu sois maigre et que ta poitrine soit petite, et je ne comprends pas ce que mon maître voit en toi. Mais tout ira mieux, lorsque tu auras ton premier fils. Je te volerai aussi consciencieusement que mon maître jusqu'ici, en tenant compte plus de ton propre intérêt que du mien.
Ayant ainsi parlé, Kaptah fut si ému qu'il se remit à pleurer à haute voix. Minea lui frotta le dos de sa main et toucha ses joues épaisses et le consola, si bien qu'il se calma. Après quoi je lui fis ramasser les tessons du vase et le renvoyai.
Cette nuit, nous dormîmes ensemble, Minea et moi, comme naguère, et elle reposait dans mes bras et respirait contre mon cou et ses cheveux me caressaient les joues. Mais je n'abusai pas d'elle, car une joie qui n'aurait pas été partagée par elle n'en aurait pas été une pour moi non plus. Je crois cependant que ma joie fut plus profonde et plus grande de la tenir ainsi dans mes bras sans la prendre. Je ne puis l'affirmer avec certitude, mais ce que je sais, c'est que cette nuit je voulais être bon pour tout le monde et que mon cœur ne recevait pas une seule mauvaise pensée, et chaque homme était mon frère et chaque femme était ma mère et chaque jeune fille était ma sœur, aussi bien dans les terres noires que dans tous les pays rouges baignés dans le même clair de lune.
Le lendemain Minea dansa de nouveau devant les taureaux et mon cœur trembla pour elle, mais il ne lui arriva aucun accident. Par contre, un jeune homme glissa du front d'un taureau et tomba, et l'animal le perça de ses cornes et le foula aux pieds, si bien que les spectateurs se levèrent et crièrent de crainte et d'enthousiasme. On chassa le taureau et on emporta le cadavre du jeune homme, et les femmes coururent le voir et touchèrent ses membres ensanglantés, en respirant avec excitation et en se disant: «Quel spectacle!» Et les hommes disaient: «Depuis longtemps nous n'avons pas eu une course aussi réussie.» Et ils ne geignaient pas en payant les paris et en pesant l'or et l'argent, mais ils allèrent boire et s'amuser dans leurs maisons, si bien que les lumières brûlèrent tard dans la ville et que les femmes se séparèrent de leurs maris et s'égarèrent dans des lits étrangers, mais personne ne s'en formalisait, car c'était la coutume. Mais moi je reposais seul sur mon tapis, car cette nuit Minea n'avait pu me rejoindre, et le matin je louai dans le port une litière pour l'accompagner à la maison du dieu. Elle s'y rendait dans un char doré tiré par des chevaux empanachés, et ses amis la suivaient dans des litières ou à pied, chantant et riant et lançant des fleurs et s'arrêtant au bord du chemin pour boire du vin. La course était longue, mais chacun avait emporté des provisions, et ils cassaient des branches aux oliviers pour s'en éventer et ils effrayaient les moutons des pauvres paysans et se livraient à toutes sortes de farces. Mais la maison du dieu se dressait dans un endroit solitaire au pied de la montagne, près du rivage, et en s'en approchant les gens se calmèrent et se mirent à chuchoter entre eux, et personne ne riait plus.
Mais il m'est difficile de décrire la maison du dieu, car elle était pareille à une colline basse couverte de gazon et de fleurs, et elle touchait à la montagne. L'entrée en était fermée par des portes de bronze hautes comme des montagnes et devant elles se dressait un temple où l'on procédait aux initiations et où habitaient les gardiens. Le cortège y arriva dans la soirée et les amis de Minea descendirent de leurs litières et campèrent sur le gazon et mangèrent et burent et s'amusèrent, sans même observer la retenue imposée par la proximité du temple, car les Crétois oublient vite. A la tombée de la nuit, ils allumèrent des torches et jouèrent dans les buissons, et dans l'obscurité éclataient les cris des femmes et les rires des hommes. Mais Minea était seule dans le temple et personne ne pouvait s'approcher d'elle.
Je la regardais assise dans le temple. Elle était vêtue d'or comme une idole et elle portait une énorme coiffure et elle cherchait à me sourire de loin, mais aucune joie ne se lisait sur son visage. Au lever de la lune, on lui ôta vêtements et bijoux et on lui passa une mince tunique et ses cheveux furent noués dans un filet d'argent. Puis les gardes tirèrent les verrous des portes et les ouvrirent. Les portes s'écartèrent avec un bruit sourd et il fallait dix hommes pour les mouvoir, et derrière elles béait l'obscurité et personne ne parlait, chacun retenait son souffle. Le Minotaure se ceignit de son épée dorée et mit sa tête de taureau, si bien qu'il n'avait plus l'apparence humaine. On donna une torche enflammée à Minea et le Minotaure la précéda dans le sombre palais et bientôt la lumière de la torche disparut. Alors les portes se refermèrent lentement, on poussa les gros verrous, et je ne vis plus Minea.
Ce spectacle m'inspira un désespoir si profond que mon cœur était comme une plaie ouverte par laquelle fuyait tout mon sang, et mes forces se dissipaient, si bien que je tombai à genoux et me cachai le visage dans l'herbe. Car en cet instant j'avais la certitude que je ne reverrais jamais Minea, bien qu'elle m'eût promis de revenir pour me suivre et pour vivre sa vie avec moi. Je savais qu'elle ne reviendrait pas, et pourtant jusqu'ici j'avais espéré et craint, je m'étais dit que le dieu de la Crète n'était pas semblable aux autres et qu'il relâcherait Minea à cause de l'amour qui la liait à moi. Mais je n'espérais plus, je restais prostré et Kaptah assis près de moi secouait la tête et gémissait. Les nobles et les grands crétois avaient allumé des torches et ils couraient autour de moi en exécutant des danses compliquées et en chantant des hymnes dont je ne comprenais pas les paroles. Une fois les portes du palais refermées ils furent saisis d'une frénétique excitation et dansèrent et sautèrent jusqu'à épuisement, et leurs cris me parvenaient comme un croassement de corbeaux sur les murs. Mais au bout d'un moment Kaptah cessa de gémir et dit:
– Si mon œil ne me trompe pas, et je ne le crois pas, parce que je n'ai pas encore bu la moitié du vin que je supporte sans voir double, le bonhomme cornu est revenu de la montagne, mais j'ignore comment, car personne n'a ouvert les portes de bronze.
Il disait vrai, car le Minotaure était réellement sorti de la maison du dieu et sa tête dorée luisait d'un éclat effrayant au clair de lune, tandis qu'il exécutait avec les autres une danse rituelle, en frappant alternativement le sol de ses talons. En le voyant, je ne pus me retenir, je me levai et courus vers lui et je lui saisis le bras en disant:
– Où est Minea?
Il se dégagea et secoua sa tête de taureau, mais comme je ne m'éloignais pas, il se découvrit le visage et dit avec colère: