– Il est indécent de troubler les cérémonies sacrées, mais tu l'ignores probablement, parce que tu es un étranger, et c'est pourquoi je te pardonne, à condition que tu ne me touches plus.
– Où est Minea?
Devant mon insistance, il dit:
– Je l'ai laissée dans les ténèbres de la maison du dieu, comme il est prescrit, et je suis revenu danser la danse sacrée en l'honneur de notre dieu. Mais que veux-tu encore de Minea, puisque tu as déjà reçu des cadeaux pour nous l'avoir ramenée?
– Comment es-tu revenu, alors qu'elle est restée? lui dis-je en me plaçant devant lui.
Mais il me repoussa et les danseurs nous séparèrent. Kaptah me prit par le bras et m'emmena de force, et il eut raison, car je ne sais ce que j'aurais inventé. Il me dit:
– Tu es bête et stupide d'attirer ainsi l'attention, et il vaudrait mieux danser avec les autres et rire et t'amuser comme eux, sinon tu risques d'éveiller des soupçons. Je peux te dire que le Minotaure est ressorti par une petite porte latérale, et il n'y a rien là d'étonnant, car j'y suis allé et j'ai vu le garde refermer cette petite porte et emporter la clef. Mais je voudrais te voir boire du vin, ô mon maître, pour que tu te calmes, car ton visage est tordu comme celui d'un enragé et tu roules les yeux comme un hibou.
Il me fit boire du vin et je dormis sur le gazon au clair de lune, tandis que les torches s'agitaient devant mes yeux, car Kaptah avait perfidement versé du suc de pavot dans mon vin. C'est ainsi qu'il se vengea du traitement que je lui avais infligé à Babylone pour lui sauver la vie, mais il ne m'enferma pas dans une jarre, il me couvrit et empêcha les danseurs de me fouler aux pieds. Il me sauva probablement la vie, car dans mon désespoir j'aurais été capable de poignarder le Minotaure. Il veilla toute la nuit à mes côtés, tant qu'il eut du vin dans sa cruche, puis il s'endormit et me souffla son haleine avinée au visage.
Je me réveillai tard le lendemain, et la drogue avait été si forte que je me demandais où j'étais. Mais je me sentais calme et l'esprit clair, grâce au soporifique. Beaucoup des participants à la fête avaient déjà regagné la ville, mais d'autres dormaient sous les buissons, hommes et femmes pêle-mêle, le corps impudiquement dévoilé, car ils avaient bu du vin et dansé et festoyé jusqu'à l'aube. A leur réveil, ils se rhabillèrent et les femmes arrangèrent leur coiffure et se sentirent gênées de ne pouvoir se baigner, car l'eau des ruisseaux était trop froide pour elles, habituées qu'elles étaient à l'eau chaude coulant des robinets d'argent.
Mais elles se rincèrent la bouche et se fardèrent et se peignirent les lèvres et les sourcils, et elles bâillaient en disant:
– Qui reste pour attendre Minea et qui rentre en ville?
Les divertissements sur l'herbe et sous les buissons ayant cessé de leur plaire, beaucoup regagnèrent la ville, et seuls les plus jeunes et les plus ardents des amis de Minea restèrent près du temple sous prétexte d'attendre son retour, mais en réalité chacun savait que personne encore n'était revenu de la maison du dieu. Ils restaient, parce que durant la nuit ils avaient trouvé une âme sœur, et les femmes profitaient de l'occasion pour renvoyer leurs maris en ville afin de s'en débarrasser. C'est ce qui me fit comprendre pourquoi, dans toute la ville, il n'y avait pas une seule maison de joie, mais seulement dans le port. Après avoir vu leurs jeux durant la nuit et la journée suivante, je compris aussi que les professionnelles de l'amour auraient eu de la peine à rivaliser avec les femmes Crétoises.
Mais je dis au Minotaure avant son départ:
– Puis-je rester pour attendre le retour de Minea avec ses amies, bien que je sois un étranger?
Il me jeta un regard mauvais et dit:
– Personne ne t'en empêche, mais je crois qu'il y a en ce moment dans le port un navire qui pourrait t'emmener en Egypte, car ton attente est vaine. Aucune initiée n'est encore ressortie de la maison du dieu.
Mais j'affectai un air stupide et je dis pour lui plaire:
– C'est vrai que cette Minea me plaisait beaucoup, bien qu'il fût interdit de se divertir avec elle à cause de son dieu. À dire la vérité, je n'attends pas qu'elle revienne, mais je fais comme les autres, parce qu'il y a ici bien des femmes charmantes qui me regardent dans les yeux et me mettent sous le nez des poitrines appétissantes, et je n'ai encore rien vu de pareil. Et puis, Minea était diablement jalouse et pénible, et elle m'empêchait de me divertir avec d'autres. Je tiens aussi à te demander pardon pour t'avoir involontairement dérangé la nuit dernière, dans mon ivresse, bien que mes souvenirs soient fort troubles. Mais je crois t'avoir pris par le cou en te priant de m'enseigner les pas de la danse que tu exécutes si bien et si solennellement. Si je t'ai offensé, je t'en demande humblement pardon, car je suis un étranger qui ignore encore vos coutumes, et je ne savais pas qu'il était interdit de te toucher, parce que tu es un personnage très sacré. Je lui débitai ces sornettes en clignant de l'œil et en me tenant la tête, si bien qu'il finit par sourire et me prendre pour un imbécile, et il me dit:
– S'il en est ainsi, je ne veux pas t'empêcher de t'amuser, mais tâche de n'engrosser personne, car ce serait indécent, puisque tu es étranger. Nous ne sommes pas des gens bornés et étroits d'idées. Reste donc à attendre Minea aussi longtemps que tu le voudras.
Je lui assurai que je serais prudent et je lui racontai encore ce que j'avais vu en Syrie et à Babylone avec les vierges du temple, et il me prit vraiment pour un simple d'esprit et il me tapa sur l'épaule, puis il me quitta pour rentrer en ville. Mais je crois qu'il invita les gardes à me surveiller et je crois aussi qu'il dit aux Crétoises de s'amuser à mes dépens, car peu après son départ quelques femmes s'approchèrent de moi pour me nouer des couronnes au cou en appuyant leur poitrine nue contre mes bras. Elles m'entraînèrent dans les buissons de lauriers pour y boire et y manger avec elles. C'est ainsi que je connus leurs mœurs et leur légèreté, et elles ne se gênaient pas pour moi, mais je bus et feignis d'être ivre, si bien qu'elles ne tirèrent aucun plaisir de moi et m'abandonnèrent en me traitant de pourceau et de barbare. Kaptah survint et m'emmena en me tenant sous les bras et en pestant contre mon ivrognerie et il s'offrit à me remplacer. Elles rirent et pouffèrent en le regardant, et les jeunes gens le moquaient et montraient du doigt son gros ventre et sa tête chauve. Mais il était étranger, et cela attire toujours les femmes dans tous les pays, si bien qu'après avoir pouffé tout à leur guise, elles l'emmenèrent et lui offrirent du vin et lui mirent des fruits dans la bouche en se pressant contre lui et en l'appelant petit bouc.
Ainsi passa la journée, et je me lassai de leurs joies et de leur insouciance et de leurs mœurs libres, et je me disais qu'il ne saurait y avoir de vie plus excédante, car un caprice qui ne suit aucune loi finit par lasser bien plus qu'une vie ordonnée. Ils passèrent cette nuit comme la précédente, et tout le temps mon sommeil fut dérangé par les cris des femmes qui fuyaient dans les fourrés et que les jeunes gens poursuivaient pour leur arracher leurs vêtements et se divertir avec elles. Mais à l'aube tout le monde était fatigué et dégoûté de n'avoir pu prendre un bain, et la plupart rentrèrent en ville, seuls les plus ardents restèrent près des portes de bronze.
Mais le troisième jour les derniers partirent enfin et je leur prêtai même ma litière qui m'avait attendu, car ceux qui étaient venus à pied n'avaient plus la force de marcher, mais ils chancelaient par excès de plaisir et de veille, et il me convenait de me débarrasser de ma litière, afin que personne ne m'attendît ici. Chaque jour j'avais offert du vin aux gardes et ils ne furent point surpris quand le soir je leur apportai une grande cruche de vin, mais ils l'acceptèrent volontiers, car ils avaient peu de divertissement dans leur solitude qui durait tout un long mois, jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle initiée. Leur seul étonnement pouvait provenir de ce que je persistais à attendre Minea, car ce n'était encore jamais arrivé, mais j'étais étranger, et ils me tenaient pour un peu toqué. C'est pourquoi ils se mirent à boire et ayant vu le prêtre se joindre à eux, je dis à Kaptah: